Les "audacieuses" : ces femmes qui jouent du gwo ka

Le groupe de gwo ka Fanmkika. © Anne-Laure Lemancel

Comme dans beaucoup de musiques traditionnelles, les femmes étaient traditionnellement éloignées des postes-clés dans cette musique source de la Guadeloupe : le gwo ka. Aujourd’hui, pourtant, elles commencent à prendre leur place. Reportage sur l’île papillon.

Carnaval 2023. Akiyo, groupe haut-parleur de la société guadeloupéenne, arborait ce slogan sur ses affiches, ses drapeaux, ses t-shirts : "Larèl mètfédam" (soit "la loi des femmes fortes"). En dessous, au cœur d’une ribambelle de noms féminins, d’héroïnes telles les écrivaines insulaires Simone Schwarz-Bart ou Maryse Condé, et de "tout fanm a mas" ("toutes les femmes du carnaval"), s’inscrivaient ceux de Man Soso, Jacqueline Cachemire-Thôle et Marie-Héléna Laumuno, trois femmes puissantes, qui ont su se frayer un chemin dans l’univers très masculin du gwo ka. 

Nous retrouvons cette dernière, docteure en histoire contemporaine, spécialiste de cette musique, lunettes flashy à large monture orange et turban chatoyant, un dimanche matin, dans un quartier populaire de Pointe-à-Pitre, à l’Akadémiduka, l’une des nombreuses écoles de tambour.

Ce jour, son groupe, Fanmkika, formation exclusivement féminine, répète dans cette salle boisée recouverte de miroirs, où les esprits s’invitent et où les pieds, déchaussés en signe de respect, scandent la mesure sous les regards fiers de portraits de femme tutélaire.

La voix lead traverse l’air, et les répondeuses reprennent le chœur sur le tapis rythmique du ka, assuré par la markèz, la marqueuse (l’équivalent de "soliste") Sohad Magen. Leur répertoire, soigneusement choisi, repose sur des morceaux composés par des femmes, pour des femmes, avec des textes qui évoquent leurs vécus, des refrains exhumés de l’oubli qui décrivent leurs conditions.

Les femmes sur un tambour, sujet à controverses

Et aujourd’hui encore, le groupe fait figure d’exception. Comme dans beaucoup de musiques traditionnelles, les femmes ont longtemps été éloignées des rôles clés. Interdiction ? Tabou ? Autocensure ? La réalité se veut évidemment plus complexe, comme le décrit l’universitaire : "Originellement, dans les sociétés africaines, les tambours, les rythmes étaient plutôt indifféremment assurés par des femmes ou des hommes. Puis, sous l’influence du christianisme, la 'pudeur' imposée aux femmes et leur dévotion supposée au foyer conjugal venaient contredire leur présence dans les léwoz, ces rassemblements nocturnes de tanbouyés. De même, la position à califourchon, sur le tambour, ne s’accordait guère avec une soi-disant élégance féminine, requise par la (bonne) société. Il y avait aussi ces légendes selon lesquelles les mouvements trop brutaux feraient subir des dommages à l’appareil génital féminin. Ou que le contact de celui-ci avec le 'tanbou' serait sacrilège d’un point de vue spirituel. Enfin, lorsque le gwo ka sort de sa relative clandestinité dans les années 1940 pour investir les scènes, les femmes en sont encore un peu plus éloignées. Il ne s’agit pas, en soi, d’une musique sexiste… Mais disons qu’elle se fait l’écho d’un système patriarcal."

À ses côtés, Sohad Magen, l’une des rares makèz du gwo ka, renchérit : "Dans les esprits, les léwoz restaient usuellement des lieux peu fréquentables, peu 'catholiques', plutôt sulfureux : des réunions de poivrots, en plein exutoire. La présence des femmes y était donc mal perçue." Pourtant, dès le début, Sohad, la quarantaine aujourd’hui, fréquente ces réunions, et parvient à se faire accepter comme percussionniste, à sublimer son statut d'"objet de curiosité" et à faire résonner son jeu.

Les "mèt fédam", ces femmes fortes

Toutes celles qui, comme elles, ont su s’imposer sur le tambour, Marie-Héléna les appelle "les audacieuses", faites du même bois que celles qui osaient devenir pêcheuses ou maçonnes. Selon ses recherches, elles s’appelaient, entre autres, Yvonne Minervin, Louise-Antoinette Bernis (1890-1986) ou Marie-Line Dahomay, née en 1958...

Et puis, il y avait ces mèt fédam, ces "femmes fortes" : Jacqueline Cachemire, née en 1946, créatrice de l’Akadémiduka ; Marie-Céline Lafontaine, née en 1935, autrice de recherches universitaires sur le gwo ka ; ou Solange Athanaïse Bach, plus connue sous le nom de Man Soso (1918-2017), mère du célèbre chanteur de gwo ka, Guy Konkèt, tour à tour attacheuse de cannes à sucre, maraîchères ou tenancière de bistrot…

Cette figure héroïque et fédératrice organisait à Jabrun, dans l’intérieur de l’île, de célèbres léwoz, où les femmes prenaient place, comme lors de cet événement gravé dans les mémoires, qui leur était exclusivement consacré, le 16 avril 1993… Ou cette manifestation en 2007, de même facture, qui donnera naissance à Fanmkika. 

Parmi ces "audacieuses", se trouvait aussi la tanbouyée Dominique Fleury, 56 ans aujourd’hui, qui fut, entre autres, membre du groupe Mayoumbé. Depuis son gîte, qu’elle dirige à Goyave, le village O Ti Bouboule, elle nous livre son témoignage : "J’ai commencé à battre les tambours à 23 ans, à une époque où aucune femme n’osait s’y aventurer. J’adorais le ka ; en jouer m’apaisait.  Alors, je me suis assise sur un instrument, aux côtés des hommes, sans demander l’autorisation. Certains n’en croyaient pas leurs yeux : j’avais autant de puissance qu’eux. L’école du ka se révèle impitoyable. Soit tu sais jouer, soit tu ne sais pas. À celles à qui j’enseigne, je dis : rien, dans la vie, ne se pose qu’en termes de courage, de compétence et de charisme. Les femmes ont leur place si elles se la créent. Pour beaucoup, je suis devenue un modèle."

© Anne-Laure Lemancel
Musicienne du groupe Kozeika.

 

D’autres visions du gwo ka

Aujourd’hui, grâce à l’émancipation économique, morale, philosophique et sociale des Guadeloupéennes, grâce aussi à l’émergence des écoles qui viennent compléter la seule transmission maître-élève, souvent masculine, les femmes ont pu prendre leur place dans cette musique. Ainsi en va-t-il des makèz Vanessa Rameau ou Cannelle, ou encore de toutes ces femmes percussionnistes qui viennent grossir, chaque année, les troupes d’Akiyo ou Voukoum, emblèmes du carnaval.

Des artistes, des percussionnistes qui écrivent aujourd’hui de nouvelles histoires, de nouvelles pages, du gwo ka. Dominique Fleury explique : "Il est important que des groupes de femmes se créent. Nous portons des visions, des émotions différentes de celles des hommes, et c’est à travers elles que nous faisons parler le tambour."

"Par ailleurs, précise Marie-Héléna Laumuno, une nouvelle tessiture colore ce style, celles de la voix aiguë des femmes". Et aussi, se créent de nouvelles formes de sociabilité familiale, autour du ka, comme avec le groupe Kan’nida de la famille Geoffreoy, composé d’hommes et de femmes. 

Dans les pas de ces pionnières, de ces "audacieuses", des groupes de femmes se sont formés, tel Lanmou Fanm Ka. Mais aussi Kozeïka, constitué d’une vingtaine de femmes instrumentistes de 13 à 50 ans, qui n’hésitent pas à mêler le ka, et la pure tradition de l’esprit Sen Jan, à d’autres styles – samba, classique – mais aussi à des instruments mélodiques ou harmoniques – flûte traversière, violon… Comme si, après avoir été longtemps éloignées de la tradition, les femmes parvenaient plus facilement à s’en émanciper, à la faire évoluer.

Et si c'était elles, au final, qui donnait de nouvelles couleurs à ce socle de la musique guadeloupéenne ?