La créolité magnifiée de Dino D’Santiago, héraut capverdien de Lisbonne
En permanente évolution artistique et à l’écoute autant de ses origines que de son époque tournée vers les sonorités électro, le chanteur Dino D’Santiago s’émancipe avec brio et inventivité des cadres réducteurs de la musique capverdienne. Kriola, 4e album du francophile Portugais trentenaire, brille par sa densité tout en légèreté, à l’image de la réminiscence de ses mélodies.
L’époque est aux expériences artistiques inédites : pour le 46e anniversaire de la Révolution des Œillets, le 25 avril, Dino D’Santiago jouait avec le DJ Branko en plein milieu de l’avenida de liberdade, la grande artère de Lisbonne. Déserte, pour cause de confinement. Une vision "dantesque", se souvient-il. Ce 6 juin, le chanteur d’origine capverdienne était cette fois l’un des tout premiers en Europe à se produire en public sous l’ère du Covid-19. "Ça va être étrange", confiait-il à deux jours de ce concert dans une salle de la capitale portugaise volontairement privée de plus de la moitié de ses sièges pour limiter les risques sanitaires, devant des spectateurs obligés de rester assis et de garder leur masque. "Comment vont-ils réussir à chanter ?"
Les deux mille personnes qui se sont déplacées aux arènes du Campo Pequeno pour découvrir en live les chansons de son nouvel album Kriola ne sont pas restées muettes, donnant raison à l’artiste de 38 ans qui a su, à un moment de sa carrière, écouter sa voix intérieure et s’écarter du hip hop, de la nu soul et du funk dans lesquels il avait baigné : c’était au festival Rock in Rio, au tournant de la précédente décennie, alors que le groupe Soul Expensive qu’il accompagnait comme choriste depuis de nombreuses saisons interprétait O amor é magico devant plus de 100 000 spectateurs.
Voyage au Cap-Vert
L’envie de raconter sa propre histoire, d’être "le personnage principal de son film et non le second rôle", est devenue évidente, faisant écho à un voyage au Cap-Vert pour suivre son père parti y construire la maison où il avait prévu de finir ses jours auprès de ses ancêtres. "Je me demandais pourquoi il voulait quitter l’Europe et vivre au milieu de nulle part", explique Dino – Claudino de Jesus Borges Pereira, à l’état civil –, fils d’immigrés né dans l’Algarve, au sud du Portugal.
Là-bas, tout à coup, il se reconnecte à ses racines. "J’ai vu ce que je ne voyais pas quand j’étais plus jeune", assure-t-il. La simplicité, l’essentiel. Un certain sens de la vie. Et des gens qui lui ressemblent. "Tout le monde pouvait être Dino", relève celui qui, après avoir d’abord grandi dans une forme d’innocence au Portugal, s’est ensuite souvent senti observé avec méfiance par le personnel de sécurité quand il entrait dans un magasin et… s’obligeait systématiquement à effectuer un achat pour prouver son honnêteté !
Lors de son séjour au goût de révélation sur l’île de Santiago, les chansons lui viennent naturellement en créole, bien qu’il n’ait jusqu’alors jamais pratiqué cette langue, parlée à la maison par ses parents. Un album fidèle aux traditionnelles couleurs musicales capverdiennes voit le jour en 2013, Eva, qu’il défend aussi bien en Europe qu’aux Amériques et en Afrique.
L’évolution, pour autant, n’est pas un aboutissement. "Je suis entre Bob Marley et D’Angelo, entre Lauryn Hill et Cesaria Evora. Toujours entre ces deux mondes. Et je me demande en permanence comment les mélanger", reconnait Dino. Dentu Bo, single sorti en 2015, marque sur le plan musical "la fin d’un cycle", selon son auteur. "Ne regarde pas dehors, ce dont tu as besoin est à l’intérieur de toi", disent ses paroles prémonitoires.
Créolité et esprit cosmopolite
Valoriser sa créolité devient le maitre mot, en cohérence avec le personnage dont la démarche reflète si bien l’esprit de la "Nova Lisboa", cette nouvelle Lisbonne qui fait aujourd’hui figure de haut lieu culturel branché sinon avant-gardiste en Europe et à laquelle il consacre un titre en 2018 sur son album Mundo Nobu, ("Nouveau Monde"). Telle une "cachupa musicale", en référence au plat typique de l’archipel lusophone aux multiples ingrédients, la formule artistique s’avère convaincante et prometteuse. L’équipe de producteurs et musiciens qu’il a bâtie est reconduite : Paul Seiji, un Anglais du Japon ; Nosa Apollo qui vient du Nigeria et vit à Londres, l’Angolais Kalaf Epangala qui réside à Berlin…
Chaque mois, pendant plus d’un an, il se rend en Grande-Bretagne. "Au lieu d’attendre l’inspiration, je voulais créer les conditions pour être inspiré", explique-t-il. La méthode fonctionne : une quarantaine de morceaux sont créés. "Quand j’en commence un, je ne m’arrête pas avant d’avoir fini la mélodie et les paroles", poursuit Dino, qui se compare à "un canal avec un message à diffuser". De l’église, où il a appris à chanter avec sa famille et développé ses talents en matière d’harmonies vocales, il a conservé "la foi" mais ajoute ne pas être "religieux", tout en considérant qu’il est "mystique" que ses chansons puissent émouvoir d’autres que lui.
Avec ses acolytes, il trouve "comment conjuguer le funana et le batuque aux sonorités électroniques" et exploite le filon fin 2019 sur Sotavento, un EP de cinq titres qu’il conseille de "ne pas écouter à faible volume", car conçus à cette fin. "Le genre de chansons que je pourrais jouer à Paris ou à Londres à une heure du matin", poursuit-il. Issues du même processus créatif, celles de l’album Kriola paru cinq mois plus tard profitent des balises posées précédemment pour se positionner à mi-chemin. "La parfaite combinaison", estime le chanteur, qui affectionne les formats brefs : rarement plus de trois minutes ! "Mieux vaut une histoire courte qui touche ton âme qu’une histoire longue dont tu ne retiens que l’intro", justifie-t-il, amusé. "Je ne fais jamais une chanson si elle n’est pas susceptible de changer la vie de quelqu’un."
Rencontre avec Madonna
La sienne, fortuitement, a été changée au cours des dernières années par une rencontre placée sous le signe du ballon rond : Madonna, dont il fait connaissance de façon tout à fait informelle par une amie commune. La star américaine, venue habiter en 2017 à Lisbonne où son fils faisait du football, lui parle de Cesaria Evora, qu’elle a connue et qu’elle admire de longue date.
Rapidement, et "sans qu’il soit question d’argent", Dino lui sert de guide musical dans les clubs de la capitale qu’elle se met à fréquenter. Elle découvre les cultures locales et les musiciens du cru qui vont influencer son album Madame X. À travers le regard de la chanteuse, il prend pleinement conscience de la richesse de cette "nation créole" qui n’est "ni noire ni blanche" et ne peut exister "sans l’Europe et sans l’Afrique". Le concept sociétal est devenu son emblème musical. Il lui a même trouvé une devise : "Respecter le passé et comprendre le futur."
Dino D’Santiago Kriola (Sony Music Portugal) 2020