Ibeyi : contes d’une autre Amérique
Ibeyi revient avec Ash, dans lequel leur son percussif et leurs entrelacs de voix prennent encore de l’ampleur. Ce deuxième disque confirme le talent rêveur des sœurs Diaz, qui chantent désormais en espagnol. Au détour de leur dernière tournée américaine, éclairage avec Lisa-Kaindé, la compositrice d’un duo qui affiche désormais ses convictions féministes.
En ce milieu du mois de novembre, les jumelles d’Ibeyi traversent les États-Unis pour leur cinquième tournée américaine. Le jour où Lisa-Kaindé Diaz nous répond au téléphone, elle est donc dans le Montana, "dans une maison en bois au milieu des montagnes". Deux jours plus tôt, c’était Minneapolis, et pour ces jeunes femmes précoces, déjà des souvenirs. Lors de leur dernier passage dans la ville du Midwest, elles avaient eu la visite d’un invité surprise, Prince, une rencontre qu’elles n’oublieront pas.
"Il avait privatisé le balcon de la salle. On nous avait dit de ne pas avoir trop d’espoirs, parce que très souvent, il ne venait pas ou il ne restait pas tout le concert. Au deuxième morceau, on a vu une silhouette avec une coupe afro qui dansait au balcon, c’était lui ! Et il est resté jusqu’au bout ! Après le concert, la rencontre a été entre le rêve et la réalité. Il a rendu ce moment très naturel, il nous a regardé bien dans les yeux", se souvient Lisa-Kaindé. Le projet de jouer à Paisley Park, la propriété du chanteur sera avorté par sa mort prématurée, le 21 avril 2016.
Si Prince était avant tout "un génie" musical pour Lisa-Kaindé et Naomi Diaz, c’est qu’elles sont des enfants de la balle. Les filles du grand percussionniste Anga Diaz, ont été prises très tôt sous l’aile protectrice du producteur Richard Russell, patron du label anglais XL Recordings. Dès lors, la carrière d’Ibeyi peut se résumer à une succession d’émerveillements et de moments qui les font "danser une demi-heure dans le salon". Alors que leur tube, River, a été programmé par Iggy Pop dans une émission de radio, elles ont été invitées par Beyoncé sur son film, Lemonade, sans compter les louanges d’Adele et un featuring en épilogue du dernier disque d’Orelsan.
Des racines dans le hip-hop
Ce deuxième album, Ash, est bien dans la veine de ce qu’Ibeyi avait donné à entendre jusqu’ici, à savoir une pop électronique imprégnée de hip-hop. Écrits par Lisa-Kaindé Diaz, ces morceaux sont arrangés par Noami Diaz, la dame aux percussions. Les deux sœurs sont aussi différentes que complémentaires, et le clip de Deathless, qui les montre accouchant l’une de l’autre, semble être une parabole de ce qui se passe entre elles. Cette fois-ci, nos soul sisters voulaient "plus de voix", "plus de percussions" et "plus faire danser les gens". Leur son a donc grossi, avec l’utilisation comme gimmick de l’autotune, ce logiciel déformant la voix.
Mais cela n’a pas fondamentalement changé les choses, tant on retrouve leurs textures, tantôt planantes, tantôt percussives. Après leur premier album, les jumelles ont tourné pendant deux ans dans le monde entier, et elles ont eu besoin d’évacuer le "pessimisme" dans lequel ce voyage permanent les a laissées. Cependant, elles ont produit cette fois des chansons que le public peut reprendre en chœur. Si l’on en croit une introduction plutôt mystique, Lisa-Kaindé et Naomi Diaz sont mues par une musique et un message qui les dépassent.
La transmission est le thème central du disque, comme l’indique son morceau de bravoure Transmission / Michaelion, qui s’étire sur plus de six minutes. Alors qu’elles avaient jusqu’ici travaillé en comité restreint, les sœurs Diaz sont allées chercher des collaborations de premier choix, le pianiste Chilly Gonzalez, le jazzman plébiscité par les rappeurs américains, Kamasi Washington, la chanteuse américaine de r’n’b, Meshell Ndgeocello, ou Mala Rodriguez. La rappeuse espagnole, découverte "grâce à un petit ami Minorquin" de Lisa-Kaindé, ancre plus encore Ibeyi dans son autre langue d’origine.
La nouveauté vient de cette utilisation de l’espagnol, en plus de l’anglais et du dialecte yoruba, mais aussi du message féministe de No man is big enough for my arms. Sur ce morceau, elles samplent le discours donné par l’ex-première dame, Michelle Obama, le 14 octobre 2016, lors d’un meeting de soutien à Hillary Clinton. Pourquoi ? "C’est le discours que tout le monde avait dans le cerveau quand on préparait l’album. Il répondait au ‘Grab them by the pussy !’ de Donald Trump1. ‘La mesure de toute société tient à la façon dont elle traite ses femmes et ses filles’, on s’est emballé pour cette phrase. Quand on a clearé le sample, on a dû demander l’autorisation à l’équipe de Michelle Obama pour avoir le droit de l’utiliser. On s’est dit qu’on ne l’aurait jamais, mais on l’a eue. Ce qui est fou, c’est qu’ils nous ont laissé prendre ce qu’on voulait. "
À 22 ans, les filles d’Ibeyi ne devraient sans doute pas tarder à repasser par les États-Unis, même si leur Amérique ne se limite pas à cet horizon.
1En pleine campagne pour l’élection présidentielle américaine, l’enregistrement de propos sexistes tenus en 2005 par Donald Trump est révélé par le Washington Post. L’actuel président des États-Unis estimait notamment : "Quand on est une star, on peut faire ce qu’on veut (aux femmes), les attraper par la chatte !". La polémique a poussé l’actuel locataire de la Maison-Blanche à reconnaître ces propos, avant même les élections, et à formuler des excuses publiques.
Ibeyi Ash (XL Recordings) 2017