Naïssam Jalal rêve d’un autre monde
Après une victoire de la musique en 2019 pour son album solo Quest of the invisible, Naïssam Jalal signe aujourd’hui un nouvel opus instrumental Un autre monde. Un double album enregistré avec son fidèle quintet Rhythms of résistance et l’Orchestre National de Bretagne. Un répertoire audacieux entre jazz et symphonique pour la flutiste franco-syrienne qui a relevé le défi. Une quête musicale dont le propos se veut foncièrement humain, écologique, révolté mais aussi imaginaire.
RFI Musique : vous signez un nouveau double album intitulé Un autre monde. Peut-on y voir une corrélation par rapport à la situation sanitaire liée au Covid 19 ? Une pandémie qui nous interroge sur le monde d’avant et celui du monde d’après…
Naïssam Jalal : J’ai commencé à écrire ce répertoire en 2017 et j’avais déjà prévu de l’appeler Un Autre Monde. La crise sanitaire n’est qu’un élément de plus à ajouter à l’agonie de ce monde capitaliste qui défend l’idée d’un profit exponentiel au détriment de la vie: nos vies en sacrifiant les services publics et les hôpitaux depuis une dizaine d’années mais aussi la vie des espèces naturelles avec lesquels nous partageons cette planète. Avec la situation que nous vivons, Il y a aujourd’hui de plus en plus de voix qui s’élèvent pour interroger la pérennité de ce système. Je pense comme beaucoup que nous sommes à la fin d’une période, d’un monde et qu’il nous faut de toute urgence imaginer un autre monde. Ensemble.
Ce nouvel opus est particulier. Il y a un disque studio avec votre quintet Rhythms of résistance et un enregistrement live avec l’Orchestre National de Bretagne. Comment s’est construit cette aventure avec une formation classique française ?
C’est ma première expérience avec un orchestre symphonique. J’ai eu la chance d’écrire des arrangements de mes compositions pour quatuor à cordes. J’ai également fait l’expérience de la pratique de l’orchestre symphonique pendant mes nombreuses années de conservatoire. Mais écrire pour autant de pupitres était un vrai défi ! C’est Xavier Le Jeune directeur du théâtre l’Estran à Guidel dans le Morbihan qui m’a proposé d’écrire pour orchestre symphonique dans le cadre de ma résidence comme artiste associée.
Ce grand écart entre un quintet et un orchestre symphonique n’a pas dû être évident. Avez-vous rencontré des difficultés pour écrire cette double partition ?
Oui il y avait plusieurs difficultés. D’habitude La plupart des musiciens font appel à des arrangeurs. Mais je voulais écrire moi-même toutes les parties parce que je savais pertinemment qu’aucun arrangeur ne pourrait imaginer ce qui était dans mon esprit. Ça aurait surement été très bien mais complètement différent. J’ai une idée trop précise de ce que je veux pour laisser à d’autres le soin de le faire. Le deuxième souci était lié au fait que je devais écrire un répertoire qui sonne aussi bien en quintet qu’avec l’orchestre. Il ne devait pas sonner plus pauvre sans orchestre et trop riche avec orchestre. La troisième difficulté c’est que ma musique est très complexe rythmiquement et que les musiciens classiques n’ont pas l’habitude de jouer, de comprendre, de s’interroger sur des superpositions rythmiques compliquées. Pour résoudre ce problème, j’ai divisé l’orchestre par quatre c’est-à-dire qu’il y a le même nombre de pupitres mais seulement le quart de musiciens de façon à gagner en variations de cadences. J’ai discuté avec un musicologue de cette décision et il m’a dit que Bela Bartok (compositeur hongrois mort en 1945, ndrl) pour des raisons rythmiques également avait pris la même décision à plusieurs reprises. Ça m’a conforté dans mon choix. Enfin le fait de choisir Zahia Ziouani comme cheffe pour diriger la symphonie a été pertinent. Son implication et son engagement ont permis au projet d’aboutir.
Votre répertoire se décompose en trois dimensions : utopiste, sociale (anti raciste) et écologique. Pourquoi aborder ces sujets qui sont à la fois oniriques et réalistes dans notre société contemporaine? Avez-vous une volonté de conscientiser les esprits ?
J’ai d’abord la volonté d’exprimer ce qui me fait mal, me questionne, m’angoisse, ou me fait rêver et m’émeut. J’ai besoin de dire ces choses qui ont tendance à prendre trop de place si elles restent à l’intérieur. Mais ces interrogations, sentiments, émotions ne me concernent pas seule: je pense que mon public aime écouter ma musique parce qu’elle raconte quelque chose qui répond à leurs questionnements également.
Outre les titres en jeu de mots comme par exemple Hymne à la noix, comment arrivez-vous à traduire en musique ces thèmes sociétaux ?
Je traduis des émotions liées à des choses qui se passent autour de moi. Les émotions sont tout à fait explicites dans la musique.
Vous travaillez depuis longtemps une technique particulière avec votre flute traversière en alliant souffle et chant. Le résultat offre un dialogue saisissant entre l’instrument et la voix. Est-ce une manière de remplacer l’absence de paroles dans votre répertoire ?
La musique n’a pas besoin de paroles pour exprimer des choses. La technique du chant/cri dans la flute vient d’un style emprunté par certains jazzmen, aux flutistes peul d’Afrique de l’Ouest. La première fois que je l’ai entendu hors du cadre traditionnel c’était Roland Kirk (saxophoniste afro-américain mort en 1977, ndlr) et Magic Malik. Chacun s’est approprié cette disposition pour en faire quelque chose de singulier. Chacun doit adapter la technique à sa voix d’abord, puisque chaque voix est différente puis au service de ce qu’il veut raconter. Parfois je l’utilise comme un chant qui prolonge la flute, parfois comme une voix qui double la flute, parfois encore c’est un cri pour exprimer une révolte ou une douleur. En fait, il s’agit d’un vocabulaire supplémentaire pour exprimer ce que je ressens dans ma musique.
Ce nouveau disque marque les dix ans d’existence de votre quintet. Malgré vos expériences multiples en solo, en duo… sur d’autres terrains musicaux, c’est important cette fidélité avec les quatre garçons du groupe venus d’univers musicaux différents ?
Oui. Tout à fait ! Le temps est irremplaçable. Ce qu’on a avec le temps on ne peut le gagner d’aucune autre façon. Le temps façonne les choses profondément. La confiance, la complicité, la compréhension, la connaissance mutuelle sont autant de choses extrêmement précieuses dans une expérience musicale. Et seul le nombre des années peut amener cela.
Vous êtes d’origine syrienne. À l’heure on l’on vient de célébrer les dix ans des printemps arabes, quel regard portez-vous sur la situation de votre pays qui s’enlise depuis des années sans réelles perspectives ?
Je suis profondément blessée. J’espère que justice sera faite. Le gouvernement syrien doit payer le prix de l’horreur qu’il fait subir au peuple syrien depuis dix ans.
Personnellement et artistiquement, comment vivez-vous la situation actuelle du monde artistique condamné au silence en l’absence de concert devant un public ?
C’est très dur… Dans notre grande majorité, nous, artistes, partageons de l’imaginaire avec le public. De l’imaginaire, de l’amour, du bonheur, du rêve, de l’humanité. Tout un tas de choses qui n’entrent pas dans les cadres de la marchandisation du monde. Tout un tas de choses qui échappent à ces valeurs marchandes. On essaye de nous faire croire qu’elles sont les seules qui vaillent. Cette communion que l’on vit en concert avec le public est quelque chose de profondément subversif. Je le savais mais je m’en suis rendue compte d’autant plus maintenant que nous sommes privés de ce lien. Et j’ai hâte qu’on reprenne avec cette conscience-là.
Naïssam Jalal Un autre monde double CD et vinyle (Les Couleurs du son / Métisse Music / RFI Talent / L’Autre distribution)