Abdoulaye Nderguet & le Bex’Tet : voix du sahel au diapason du jazz
Le chanteur tchadien Abdoulaye Nderguet et le claviériste français Emmanuel Bex se sont "acoquinés" pour un premier album intitulé L’Âme du blues. Résultat : un dialogue improbable et saisissant entre cette voix à la coloration sahélienne et l’orgue Hammond à la frontière du jazz et des musiques improvisées. Rencontre avec les deux protagonistes à la veille de leur concert parisien au Studio de l’Ermitage ce mercredi à 20h30.
RFI Musique : Abdoulaye Nderguet vous êtes chanteur originaire du Tchad et Emmanuel Bex vous êtes un jazz man bien connu en France. Vos univers musicaux n’ont rien à voir. Comment vous êtres vous rencontré?
Abdoulaye : nos chemins se sont croisés à l’Institut Français de N’Djamena de façon totalement hasardeuse en 2019. Après un concert j’ai commencé à improviser, faire un peu de scat. En m’écoutant Emmanuel n’en revenais pas ! Il m’a demandé s’il serait possible de monter un projet ensemble. Du coup on a mis en place deux jours de répétitions qui ont abouti à deux concerts. A l’issu de ces représentations, Emmanuel a proposé de m’inviter à Paris. Ce fut une belle surprise pour moi qui n’avait jamais entendu parler auparavant de son trio le Bex’Tet. Voilà comment tout a commencé!
Emmanuel : moi j’aime les rendez-vous improbables ! l’Institut Français m’a invité pour mettre en place des rencontres avec des artistes locaux. Et c'est avec Abdoulaye que quelque chose s'est cristallisé. Au fond, je pense que nous sommes très semblables, avec des savoir-faire différents. Il a appris des choses que je ne connais pas, des choses qui relèvent du désert, de la mélopée, des chants d'amour. Moi je ne suis pas chanteur. J'ai connu d'autres choses qui sont les couleurs, les harmonies, les émotions musicales, etc. Ces différences n’ont aucune importance car nous avons sans doute le même but d'universalité. L’idée est d’aller à la découverte non seulement de l'autre, mais des autres en général. Finalement nous partageons la même chose : le blues et les musiques improvisées.
Vous signez un premier opus intitulé L’Âme du blues. A l'écoute de ce disque il semble évident qu'un dialogue s'opère entre la voix et l’orgue Hammond. Comment s'est construit cet échange?
E : personnellement j'aime faire de la musique avec des musiciens qui ont des oreilles, mais surtout qui ont des yeux, c'est-à-dire qui se regardent. C'est important. En fait c'est le regard qui fait tout. La relation entre un musicien instrumentiste comme moi et un chanteur est particulière. Je n'accompagne jamais de chanteur. Ce qui m'intéresse, c'est d'échanger, de dialoguer avec la voix. Abdoulaye est comme un musicien, il laisse de la place naturellement, il a ça en lui. Ce n'est pas quelqu'un qui veut imposer de façon implacable son chant. Il a une chanson à mener, mais il y a toujours des espaces à la fin des phrases dans lesquels je m’exprime avec mon clavier. Ce que j'aime dans l'orgue c'est sa capacité à rugir, à murmurer, à chanter. Cet instrument est comme une voix pour moi.
On vous surnomme le rossignol du Tchad avec votre voix qui module énormément. Par qui avez-vous été formé pour obtenir ce chant typiquement sahélien?
A : cela remonte à mon enfance à Sarh, ville de la province fluviale du Moyen-Chari au sud du pays. Mon père militaire venait de rentrer de France avec des 33 tours de James Brown, de chansons françaises et congolaises. Ces musiques ont commencé à me nourrir. Ensuite à cause de la guerre civile il n’y avait plus d’école. Comme tous les enfants, je passais mes journées au cinéma à regarder des films indiens, les fameux films Bollywood. On voyait les mêmes pellicules pendant des mois et on connaissait par cœur toutes les chansons hindoues. On les fredonnait en permanence. C’est comme cela que chanter est devenu une seconde nature pour moi. Ensuite, les chants traditionnels du village m’ont influencés. Au Tchad il y a énormément d'ethnies cela donne plusieurs façons de chanter avec des techniques bien particulières. On a les chants de deuil, de fête, les berceuses etc. En général ce sont les femmes qui chantent comme les pleureuses typiques de la région de Sarh. J’essaye de refléter l'expression de la chanson tchadienne dans toute sa diversité.
Vos textes sont pleins de poésie, vous chantez dans différentes langues en sara, en français, mais aussi en arabe tchadien comme sur le titre Amdagor. Quels sont les thèmes abordés sur cette chanson?
A : dans cette chanson je dis : « A force de trop parler, on avale les insectes ». Il s’agit d’une image faisant référence à la pyramide sociale. De haut en bas tout le monde a des problèmes ! Celui qui est en bas, le plus pauvre ne craint pas la confrontation. La classe moyenne subit la pression de deux côtés. Et ceux qui ont le pouvoir au sommet, les plus riches ne sont pas tranquilles non plus, ils n’ont pas droit au sommeil. Voilà en quelque sorte l’esprit d’Amdagor.
Vous avez quelques invités sur cet album et notamment Naïssam Jalal sur trois titres. Que vous a apportez la présence de cette flutiste franco-syrienne?
A : les sonorités de la flûte de Naïssam se mélangent parfaitement avec mon grain de voix. Cela donne une belle symbiose et apporte de subtiles couleurs aux chansons sur lesquelles elle joue. C’est un plus de l'avoir comme invitée. Sa flûte sonne blues aussi. Naïssam on ne lui dit pas ce qu'elle a à faire. Elle fait, elle virevolte et c’est là toute sa force.
Outre la musique Abdoulaye vous avez été nommé ambassadeur du sahel pour la paix par l’ONG Afric’ ompétence. Que représente pour vous cet engagement politique?
A : c'est extrêmement important parce que dans certains villages, il y a beaucoup de difficultés : l'extrémisme violent, les discriminations, le clivage religieux entre l’islam et la chrétienté, les divisions ethniques. Ces situations aggravent les conditions sociales des populations qui vivent notamment autour du lac Tchad. En plus avec le conflit russo-ukrainien, l’alimentation en Afrique risque de manquer et je crains qu’une grosse famine s’installe rapidement dans certaines régions du continent à cause de cette guerre en Europe ! Mon engagement est de dire aux gens de ne pas attendre l’importation du blé ou du maïs quand on voit la flambée des prix ! Nous avons de l’eau dans nos sols, des terres. Plantons des graines et faisons-nous même la culture de ces céréales. A mon modeste niveau j’essaye d’être un messager pour la paix.
L’Âme du blues (Go Musick/ L’Autre Distribution/RFI Talent)
Tournée africaine :
N'Djamena, Tchad, 9 avril, Hôtel La Tchadienne
N'Djamena, Tchad, 15 avril, Institut Français
Libreville, Gabon, 23 avril, Institut Français
Accra, Ghana, 30 avril, Accra Jazz Festival (clôture), Alliance Française d'Accra
Abidjan, Côte d'Ivoire, 4 mai, Institut Français
Ouagadougou, Burkina Faso, 7 mai, Ouaga Jazz festival (clôture), Institut Français