Thione Seck
Figure du mbalax sénégalais depuis plus de deux décennies, le chanteur Thione Seck dévoile avec éclat sa véritable passion pour la musique orientale à travers l’album Orientissime. À 50 ans, il se donne les moyens d’accéder à une reconnaissance internationale méritée.
"Quand j’ai rencontré Manu Dibango, il y a deux mois de cela, il m’a dit : C'est incroyable. J’ai écouté ce disque, on dirait que le gars qui chante, c'est un Indien même, un oriental, un Arabe, tellement cette musique vit avec lui." Susciter un sentiment de surprise, faire naître le doute, voire la confusion, c’est exactement ce que recherchait Ibrahima Sylla, homme de l’ombre de la musique ouest-africaine depuis plus de vingt ans, en produisant l’album Orientissime du chanteur sénégalais Thione Seck, projet atypique et réjouissant enregistré entre Dakar, Le Caire, Madras et Paris.
Jusqu’à présent, la musique d’Afrique occidentale s’était trouvée des liens de parenté en regardant vers l’Ouest, de l’autre côté de l’Atlantique : avec le blues, qui rappelle le style de certains artistes maliens tels qu’Ali Farka Touré ou Boubacar Traoré, mais aussi avec la salsa, que se sont réappropriés avec succès un grand nombre de formations africaines, à l’image de l’Orchestra Baobab dont Thione Seck fut l’une des voix. Moins évidente est la relation avec le monde oriental, bien qu’elle soit tout autant le produit de l’histoire.
La lointaine conquête de l’Afrique du nord par les Arabes n’a pas eu pour seul effet de répandre l’islam dans toute la région ; quand une civilisation en rencontre une autre, les cultures se mélangent progressivement. Le xalam, comme on désigne en wolof la guitare à quatre ou cinq cordes utilisée dans le mbalax au Sénégal, est une des traces de ce métissage. Ce même instrument que les éleveurs nomades Peuls ont baptisé hoddu (prononcer hodou) n’est-il pas un proche cousin du oud, né en Égypte ? "Nous, on l’a africanisé", fait remarquer Ibrahima Sylla. "Quand on entend Salif Keita, Oumou Sangaré, Mory Kante ou Youssou N’Dour, il y a toujours une tonalité arabophone dans leur voix", poursuit le producteur. Mais c’est chez Thione Seck que cette influence est la plus palpable, une particularité qu’il cultive depuis longtemps et le distingue de ses compatriotes, à tel point qu’il est parfois appelé "le chanteur hindou du Sénégal". Enfant, il passait son temps au cinéma pour voir les films indiens, très populaires en Afrique, plus attiré par la bande-son que par le scénario. "Dès que les parties musicales étaient finies, je sortais de la salle", se souvient-il.
Connexions
Quand il fait la connaissance d’Ibrahima Sylla en 1978 avec l’Orchestra Baobab, il lui propose déjà de faire un disque oriental à Dakar, mais le producteur répond qu’il n’a pas encore l’expérience nécessaire pour se lancer dans une telle aventure. Près de dix ans plus tard, lorsqu’ils se retrouvent pour l’album Yow de Thione Seck, ils abordent à nouveau le sujet. Sylla promet d’y réfléchir et commence, quelques années plus tard, à se renseigner. Pour ce projet peu ordinaire, il lui faut constituer un réseau spécifique. L’attaché culturel de l’ambassade d’Égypte à Paris offre ses contacts et permet d’établir les premières connexions. Puis c’est le musicien-arrangeur François Bréant, tombé amoureux de la voix de Thione Seck, qui met le producteur sénégalais – avec lequel il a travaillé à plusieurs reprises – en relation avec un ingénieur du son français installé à Madras.
Accompagné d’un xalam et de quelques percussions, le chanteur enregistre d’abord sa voix sur une dizaine d’anciens morceaux de son répertoire dans un studio à Dakar. Le travail continue en Égypte, en Inde et à Paris, sous la houlette de François Bréant. Les musiciens invités ajoutent violons et tablas, tandis que les chanteuses Rehab et Bombay Jay sont sollicitées pour des duos. Orientissime est achevé pendant la coupe du monde de football de 2002. Le disque intéresse les plus importantes maisons de disques mais, frileuses, elles finissent toutes par faire machine arrière. Les tergiversations font perdre trois ans. "Nous sommes tombés au mauvais moment. La crise s’installait dans l’industrie de la musique", explique aujourd’hui Ibrahima Sylla. "Si l’artiste avait été un grand nom de la musique africaine, les maisons de disques n’auraient pas hésité", assure-t-il, allusion à peine voilée à Youssou N’Dour dont l’album Égypte aux couleurs orientales est sorti l’an dernier. Obtenir un coin de reconnaissance internationale, ce que le chanteur voit comme un "droit de cité" sur la scène des musiques du monde, est justement l’un des objectifs avoués d’Orientissime. Après avoir conquis le public sénégalais avec une trentaine de disques et cassettes destinés essentiellement au marché local, à 50 ans, Thione Seck veut désormais voir plus loin. Et sortir de l’ombre.
Thione Seck Orientissime (Syllart productions/Pias) 2005