Régis Gizavo, l’homme qui faisait aimer l’accordéon
Alors qu’il était en Corse avec le groupe Alba, le musicien malgache Régis Gizavo est décédé le 16 juillet, à 58 ans. Avec son instrument en bandoulière, s’abandonnant à lui les yeux fermés, le lauréat du prix RFI Découvertes en 1990 a fait chanter son accordéon en live pour des artistes comme Cesaria Evora, I Muvrini, Christophe Mae et sur ses albums personnels ainsi que les différents projets destinés à mettre à l’honneur son île natale de l’océan Indien.
"Celui qui m’avait réconcilié avec l’accordéon" : en apprenant ce 17 juillet la disparition de Régis Gizavo, qualifié aussi de "magicien des notes", le chanteur français Christophe Mae a trouvé les mots appropriés pour décrire ce que le musicien malgache a apporté, ce qu’il a changé. Sous ses doigts, le "piano du pauvre" complètement ringardisé est devenu un instrument qui tour à tour exalte, apaise, gémit, transporte...
Il y a quelques semaines, il avait pris part au festival Rio Loco, la plus belle fête des musiques de l’océan Indien jamais organisée en France. Le trio Toko Telo y donnait son premier concert international et présentait son album, Toy Raha Toy. Avec deux autres pointures de chez lui, le guitariste D’Gary et la chanteuse Monique Njava, cette formation plus qu’alléchante avait tenu ses promesses. Au même moment, dans les salles de cinéma, sortait le film Songs for Madagascar réalisé par César Paes sur le collectif porte-drapeau Madagascar All Stars, auquel Régis Gizavo appartenait depuis ses tout débuts, en février 2003, à l’époque où la Grande Île traversait une crise politique majeure.
Si son investissement dans les projets autour de son pays avait pris davantage d’importance pour lui depuis une décennie, c’était pour "rendre" à la terre de ses ancêtres ce qu’elle lui avait apporté, précisait-il. Mais l’insulaire, avec tout ce que cela suppose de particularismes revendiqués, était en même temps un fervent mondialiste, prêt à converser avec la planète entière et décloisonner tout ce qui peut l’être. Sans doute une de ses singularités, par rapport à ses compatriotes musiciens.
Né à Madagascar, au milieu de l’océan Indien, décédé en Corse, en pleine méditerranée, 58 ans et un mois plus tard, Régis Gizavo aimait les îles pour les connecter, entre elles et aux autres cultures. Sur sa mappemonde, on trouve le Cap Vert, lui qui a longtemps travaillé avec Cesaria Evora, ainsi que Tcheka, Lura, Mayra Andrade... Le Brésil, où le chanteur Lenine l’avait invité et où il est revenu en étant accueilli chez l’artiste richissime Orlando Morais pour préparer Rivière noire, avec quelques vielles connaissances comme Blick Bassy et Pascal Danaé. L’Afrique du Sud, avec les Mahotella Queens puis le guitariste Louis Mlhanga.
"Il avait Madagascar dans sa tête, dans ses doigts, et faisait vivre son pays dans le monde entier", rappelle son alter ego réunionnais René Lacaille, qui a souvent retrouvé le virtuose malgache à l’autre bout du globe, que ce soit au Québec ou au Portugal. Et d’expliquer que "personne ne pouvait jouer comme lui, parce qu’il jouait du chromatique comme du diatonique, avec sa culture malgache".
A Tulear, ville du sud en bord de mer, le fils d’instituteur qui s’amusait avec l’instrument pour reproduire toutes les musiques qu’il entendait s’est fait vite remarquer. Quand on lui demande de jouer pour une personne possédée, une fois la peur passée, il découvre que les vibrations de ce qu’il tient entre les mains peuvent soulager. Quelques décennies plus tard, il renouvelle l’expérience et constate le même résultat. "On ne peut pas le croire, même quand on le voit !", reconnaissait-il, conscient de l’incompréhension que ce genre d’anecdote peut susciter en Occident, où la musique est quelque chose de rationnel.
Les différences culturelles ne lui ont pas échappé, entre son océan Indien laissé derrière lui après avoir remporté le prix RFI Découvertes en 1990, et Paris, où il s’est installé peu après. "Quand tu as mangé du riz pendant trente ans, et que tu te retrouves avec un croque-monsieur, ce n’est pas pareil", plaisante-t-il dans Songs for Madagascar. Une métaphore pour faire comprendre qu’il a fallu s’adapter, mais pas seulement car "manger, c’est la base de la vie", considérait ce bon vivant, prêt à dénicher à pas d’heure dans son quartier un boui-boui africain pour y dévorer un poisson frit et une assiette de riz.
Avec le premier instrument qu’il peut enfin s’acheter, le voilà qui monte en 1993 dans le tour bus d’I Muvrini, groupe phare des polyphonies corses. Huit ans, plusieurs albums. Et pas dix phrases décrochées par le leader de la formation, s’amusait-il à souligner, renforcé d’un "je te jure" catégorique. Des débuts difficiles sur l’île de beauté : au premier concert, en voyant le Malgache, les spectateurs devant lui quittent leurs sièges. Et puis il se fait adopter, invité partout chaque fois, traité comme un fils du pays quand il arrive à l’aéroport. Pour lui, on fait marcher les relations corses. Au bout du téléphone, une fois composé le numéro qu’on lui a communiqué pour résoudre un problème administratif, il entend : "Cabinet du Premier ministre, bonjour"…
Premier album solo
En parallèle, son premier album personnel intitulé Mikea sort en 1995. Trois autres suivront. Le sud de Madagascar y résonne, avec ses problématiques sociétales. En compagnie du percussionniste David Mirandon, l’association fonctionne à merveille sur scène, dans les grands festivals ou les bars improbables nichés dans des maisons de banlieue parisienne…
Discret par nature, et par culture, l’homme ne cherchait pas à se faire remarquer autrement que par sa musique. Il aimait la jouer, mais tout le reste de la filière qui gravitait autour des artistes lui semblait étranger. Les réactions, les mentalités le laissaient perplexe. Pas découragé. Il n’était pas rare qu’il ne reçoive pas les disques sur lesquels il était sollicité pour intervenir ! Lui qui a laissé son nom notamment sur les CDs de Yannick Noah (Charango), Youssou N’Dour (Nothing’s In Vain), Paris Combo (Attraction) prenait plaisir à parler de sa collaboration suivie avec Mano Solo. Le chanteur écorché vif l’avait touché, et il espérait pouvoir l’aider à panser ses blessures.
Dans le cadre de sa carrière personnelle, l’accordéoniste racontait qu’on lui avait parfois conseillé de faire ressortir son côté malgache dans les apparences. Se déguiser. "Je ne vais tout de même pas me mettre en boubou !" s’indignait-il. Et pourtant, il a bien fini par accepter. Pour Christophe Mae. En riant, il se remémorait la séance d’essayage avec casquette, gilet et lunettes de soleil. Mae, un autre amoureux de la Corse. C’est aussi là que leurs routes se sont croisées.
Coup de foudre artistique réciproque, quelques heures à peine avant l’enregistrement du live intitulé Comme à la maison sur une plage. Le chanteur l’embarque aussitôt sur sa tournée, mettant en avant "Monsieur Régis Gizavo" sur chacun de ses concerts. Et ne s’offusque pas, quelques années plus tard, lorsque le Malgache décline la proposition de repartir sur les routes. "Vivre dans les bus, les hôtels, ce n’est plus de mon âge", confiait le quinquagénaire, à peine conscient du luxe que pouvait représenter un tel refus, mais ravi de rejoindre la troupe en certaines occasions !
L’essentiel, pour lui, résidait dans la possibilité d’être "à 100% soi-même", en fusion complète avec son accordéon et les autres musiciens. Sa vision de la liberté. "Les gens captent cette énergie", assurait-il. Le voyage pouvait commencer, les yeux fermés…