Mort de Sorry Bamba, trésor méconnu de la musique malienne
La disparition de Sorry Bamba, le 23 juillet dernier, laisse un vide immense dans la musique d'Afrique de l'Ouest. Âgé de 84 ans et auteur d'une demi-douzaine d'albums, le musicien malien était l'un de ses représentants les plus visionnaires, à défaut d'être le plus célèbre. Ses obsèques ont eu lieu le 25 juillet à Mopti.
Lors de la Nuit du Mali, organisée pour la première fois à Paris en septembre 2017 devant près de 15 000 spectateurs, le travail effectué par Sorry Bamba (aussi écrit Sory Bamba) n’a pas été oublié. Ceux qui étaient venus pour Sidiki Diabaté ou Aya Nakamura, les nouvelles stars du pays, ont aussi vu débarquer sur la grande scène de l’Accord Arena les impressionnants masques Dogons, dansant au rythme de sa chanson Sayouwé, interprétée par l’orchestre placé sous la houlette de Cheick Tidiane Seck.
L’hommage était autant mérité que légitime, au regard du rôle majeur joué par le musicien de Mopti dans l’adaptation aux instruments modernes de la musique malienne, qu’elle soit mandingue, peule, ou dogon – même si c’est surtout à cette dernière que son nom reste associé. Avec un impératif en guise ligne de conduite, de leitmotiv : rester authentique.
La carrière et la démarche de Sorry Bamba racontent à la fois l’évolution artistique de la musique au Mali après l’indépendance, mais aussi la place qu’elle occupe dans le modèle sociétal de l’époque, ses relations étroites et complexes avec le monde politique. Une autre façon de lire l’histoire postcoloniale de ce pays d’Afrique subsaharienne.
On y croise également des personnages qui ont marqué de leur empreinte le paysage musical du continent : Ali Farka Touré, Mory Kanté ou Manfila Kanté, membres à un moment ou un autre de son orchestre. Ou encore l’écrivain Amadou Hampate Bâ, auteur du classique Amkoullel, l’enfant peul, dont il fut l’ami. Et en arrière-plan, le souvenir ineffaçable de Louis Armstrong pour lequel il a traversé le pays en 1961 afin d’assister au concert du trompettiste américain à Bamako, dans le cadre de sa tournée africaine qui drainait des foules inédites.
Traditions séculaires
Bourama Bamba, son véritable nom, voit le jour en 1938 sur un territoire qui portait alors le nom de Soudan français, au bord du fleuve Niger dans une ville cosmopolite surnommée "la Venise malienne", avec ses quartiers pour les Blancs et ses règles restrictives pour les Indigènes, dont il fait partie.
Son enfance est celle d’un garçon placé sous le sceau des traditions séculaires, mais tout bascule lorsqu’il devient orphelin, à la fois de ses parents et du marabout auprès duquel il avait été placé pour suivre les enseignements de l’école coranique. C’est à ses côtés qu’il avait découvert le pays Dogon et la célèbre falaise de Bandiagara, avant d’assister à la cérémonie des masques.
Avec la flûte à six trous offerte par un autre talibé, le jeune garçon trouve dans la musique un moyen d’adoucir sa peine. Auprès des artistes, il se sent moins seul. Il écoute, observe, s’imprègne de tout ce qui passe entre ses oreilles. Son premier groupe, baptisé Association Jeunesse RDA sur la demande du Rassemblement démocratique africain, s’inspire d’un style venu de la Côte d’Ivoire voisine : le goumbé. Suivra l’orchestre Bani Jazz, s’appuyant sur l’exemple des Congolais de l’African Jazz ou de l’OK Jazz, dont le répertoire lui permet de renforcer sa réputation locale.
Au lendemain de l’indépendance, le régime du président Modibo Keïta s’emploie à encadrer toute la population jeune du pays à travers différentes initiatives. Sorry, payé par les autorités locales, est chargé de représenter sa région dans les cérémonies nationales culturelles. Troupe artistique, ensemble instrumental traditionnel, orchestre régional… : il est sur tous les fronts et se distingue dès la première semaine de la jeunesse à Bamako, en 1962, en ramenant le premier prix solo avec un chant en bambara.
Le Pink Floyd du Mali
Partagée par quelques-uns de ses contemporains, mais longtemps jugée avant-gardiste, son idée d’arranger le patrimoine traditionnel malien pour qu’il puisse être joué avec des instruments étrangers fait toutefois son chemin dans la population comme chez les représentants du pouvoir, volontiers enclins à jouer les directeurs artistiques puisqu’après tout, ce sont eux les employeurs !
A chaque édition de la biennale, cette compétition qui va rythmer la vie culturelle du pays dans les années 70, le musicien à la mèche blanche caractéristique propose des œuvres qui dessinent les contours de la musique malienne moderne. Cheikou Ahmadou, partiellement récité en français sur un motif de guitare lancinant, est immortalisé sur un des volumes de la série Les meilleurs souvenirs de la Biennale artistique et culturelle de la jeunesse (1970). Yayoroba, présenté en 1974, traverse les frontières et la renommée de son auteur, surnommé "le Pink Floyd du Mali" lui permet de faire distribuer à l’étranger ses deux premiers albums grâce au chanteur guadeloupéen Gilles Sala, l’un des principaux passeurs de musique d’Afrique à cette époque.
Mais c’est en tant que "premier messager de la musique dogon moderne", pour reprendre le titre d’un chapitre de son autobiographie De la tradition à la world music parue en 1996, que Sorry s’impose. Des anciens du peuple de la falaise, il a obtenu la permission de puiser dans leur culture, à la condition de ne pas franchir des limites strictement délimitées en termes d’arrangements.
Par trois fois, sa formation rebaptisée Kanaga de Mopti remporte la biennale et accède donc au statut envié d’orchestre national ! Quand il y a une récompense, il laisse ses musiciens aller la chercher. L’humilité faisait partie de son caractère. Même si, paradoxalement, une forme de blessure affleurait dans son discours : l’absence de reconnaissance de son travail à sa juste mesure ("Pourquoi m’avoir décoré de l’Etoile d’argent du Mérite national, si on ne respecte pas l’artiste que je suis ?" déplorait-il dans son ouvrage).
Du côté de la Côte d'Ivoire
Par deux fois, ce sentiment d’injustice le pousse à s’affranchir des pesanteurs et tenter sa chance de façon personnelle en prenant le chemin de la Côte d’Ivoire. D’abord à la fin des années 60, où il intègre le groupe Les Abidjanais, avant de s’associer au guitariste guinéen Manfila Kante pour enregistrer quelque 45 tours. Puis une douzaine d’années plus tard, avec l’espoir qu’Abidjan, alors plaque tournante de la musique africaine, lui serve de rampe de lancement international, comme elle l’a été pour d’autres. Mais les déconvenues s’enchaînent. "Les crocs de la misère s’enfoncent dans ma chair", écrivait-il au sujet de cette longue période de doutes.
Enfin, le rêve parisien se réalise en 1986. Premier concert au New Morning, nouvel album (Le Tonnerre Dogon et sa version remixée Sigui, en 1989), collaboration avec Jean-Michel Jarre pour son album Revolutions, participations au jury du Prix Découvertes RFI… En France, le quinquagénaire Sorry Bamba trouve sa place. L’ambassadeur musical des Dogons parvient même, en 1991, à faire venir "les Initiés" et leurs masques sacrés pour qu’ils dansent au château des Ducs de Bretagne, à Nantes : jamais ils n’étaient sortis du Mali !
Animé par l'incessante volonté de relier le présent au passé, le musicien poursuit ses recherches sur l'album Hamdallaye commercialisé en 1995 et qu’il qualifie d’"afrorap". Un long silence suivra à nouveau, avant Dogon Blues, en 2010. L'œuvre peut faire figure de testament musical : perfectionniste dans l'âme, l'artiste revient sur ses titres phares, les remet inlassablement sur son métier, leur apporte de nouvelles idées, les pare de cuivres colorés. Encore une fois. Plus que jamais, l'album met en évidence tout son talent d'arrangeur, exigent, focalisé sur la cause qu'il a défendue depuis des décennies : actualiser l'intemporel, pour que l'esthétique comme la profondeur des richesses musicales de son pays puisse être partagées et appréciées à leur juste valeur dans le village planétaire.