Avec le funaná, le Cap-Vert donne la fièvre

Le funaná avec Ferro Gaita © RFI

Au pays de Cesaria Evora, la fertilité musicale contraste avec l’aridité du sol volcanique. Considéré comme l’une des expressions culturelles les plus africaines du Cap-Vert, le funaná longtemps mis à l’index a pris sa revanche au cours des dernières décennies, alternant modernisation et retour aux racines. Son énergie contagieuse s’est propagée au-delà des rives de l’archipel lusophone situé à quelques centaines de kilomètres des côtes sénégalaises. Huitième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.

Sur le tee-shirt de Dino D’Santiago, les cinq mots inscrits donnent tout de suite le tempo : "Funaná is the new funk."* La formule, efficace, lui est venue à l’esprit en Corée du Sud en 2014. Au terme d’un concert à Ulsan, plusieurs spectateurs étaient venus l’interroger sur cette musique qu’ils voulaient comprendre.

La même année, lorsqu’il jouait à Central Park à New York, il avait à nouveau constaté que le funaná produisait le même effet sur le public et soulevait les mêmes questions. "J’ai répondu que, pour moi, c’était un mode de vie révolutionnaire, comme le funk l’avait été pour eux", explique le chanteur portugais d’origine capverdienne.

En quelques années et quelques projets, le trentenaire avenant a inscrit le funaná de ses aînés dans une autre "esthétique sonore", avec succès tant sur le plan artistique que commercial : son album Kriola est entré directement à la deuxième place du classement des ventes au Portugal l’an dernier.

"Le challenge était d’apporter des sons contemporains, électroniques, urbains, qui se substituent à ceux acoustiques des instruments. Les seuls éléments qui ne changeront jamais, c’est ce côté traditionnel dans l’écriture des paroles et le rythme binaire qui caractérise le funaná" poursuit-il pour expliquer sa démarche novatrice, quasi avant-gardiste.

L’homme connait son sujet sur le bout des doigts. Il a grandi avec ce patrimoine transmis de façon inconsciente d’une génération à l’autre. A la maison, son père mettait en boucle les 33 tours du groupe Bulimundo, en particulier Djâm Brancu Dja.

Cet album paru en 1980 a marqué l’histoire du funaná en le faisant sortir de l’ombre dans laquelle il avait été si longtemps plongé. Jusqu’en 1975, année de l’indépendance de l’archipel, les autorités coloniales portugaises l’avaient interdit de facto, réprimant ceux qui le pratiquaient– une situation semblable à celle du maloya sur l’île française de La Réunion jusqu’en 1981.

Les raisons ? L’expression d’un mécontentement contre les règles édictées par l’Église comme l’administration, d’une africanité observée avec un certain mépris par les Européens et les élites locales. D’autant que ceux qui le jouaient n’étaient pas de la ville, mais des paysans de l’intérieur de l’île de Santiago, berceau du funaná. Une ruralité synonyme de ringardise, loin du raffinement de la morna, musique de salon (entrée, elle, au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2020) portée sur les scènes internationales à la fin du XXe siècle par Cesaria Evora.

Funa et Nana

Dans sa forme traditionnelle, le funaná est construit autour de la gaita (petit accordéon diatonique) et du ferrinho, morceau de tôle ou barre de fer raclée par une lame, servant de base à un chant souvent improvisé, sur un tempo pouvant être soit lent soit rapide. Selon la légende, son nom proviendrait de ses géniteurs dénommés Funa et Nana. Moins fantaisiste, l’écrivain Felix Monteiro y voit une relation évidente avec le mot "fungagá", qui désigne une danse populaire au Portugal.

Longtemps, il est resté dans ce cadre originel, les accordéonistes devenant les principales figures de ce genre musical condamné à exister secrètement. Codé di Dona, auteur du classique Fomi 47 sur les conséquences de la famine de 1947, compte parmi les plus populaires. Il aurait dû prendre le bateau en 1959 pour rejoindre São Tomé, colonie portugaise au large du Gabon, pour y trouver du travail.

Son ami Bitori, autre grand maître du funaná, a en revanche fait le voyage et rapporté le précieux instrument à boutons qu’il ne pouvait s’offrir sur son île de Santiago. Sema Lopi, lui aussi incontournable, n’a pas échappé à cet exil économique qui a concerné nombre de ses compatriotes et laissé des traces dans la société capverdienne.

L’émigration vers l’Occident, phénomène massif puisque cela représenterait une fois et demie la population de l’archipel estimée aujourd’hui à plus de 500 000 personnes, a eu un impact concret sur le funaná : quand Katchas revient sur sa terre natale en 1977, il a dans ses bagages non seulement un album enregistré avec le groupe Broda deux ans plus tôt à Paris, mais aussi des claviers, qui vont transformer la musique capverdienne.

Avec Zeca Di Nha Reinalda et quelques autres, il monte Bulimundo et offre de nouveaux arrangements au funaná, dont l’évolution est à mettre en parallèle avec le vent de liberté qui souffle sur le Cap-Vert au lendemain de l’indépendance acquise après l’assassinat du leader Amílcar Cabral. Exit les instruments acoustiques, place à l’électrification. L’option s’avère aussitôt payante : les albums que Bulimundo sort coup sur coup lui permettent de tourner en Europe et aux États-Unis.

Dans son sillage, fusionnant les influences afro-funk, toute une scène apparait soudainement, de Lisbonne à Rotterdam, Rome ou Boston, villes où résident d’importantes communautés capverdiennes. Paulino Vieira, acteur clé de ce milieu, Pedrinho, Elisio Gomes, Tchiss Lopes vont contribuer à enrichir le funaná et l’ouvrir au monde avec leurs synthés, ainsi que l’ont rappelé quelques récentes compilations produites par des diggers éclairés. En France, le potentiel n’échappe pas à l’industrie du disque, qui tente en 1990 de rééditer le raz de marée estival de la Lambada avec Si Manera de Finaçon, formation créée par deux ex-Bulimundo.

Retour aux racines

Un changement de cap se dessine à la fin de la décennie avec le trio Ferro Gaita, auteur d’un retour aux racines du funaná : l’accordéon et le ferrinho sont remis à l’honneur, mais accompagnés d’une basse, de percussions… "C’était une seconde révolution", estime l’un des cofondateurs du groupe dans le livret de la compilation Poor Me a Grog – The Funana Revolt in 1990s Cabo Verde.

Pour renouer avec la nature première de leur musique, il faut repartir sur le terrain. L’archipel, qui est parvenu à sortir de son isolement que lui impose la géographie, en voit aussi les conséquences : il n’échappe pas au rouleau compresseur de la mondialisation qui commence à prendre de l’ampleur et inquiéter.

Orlando Pantera est de ceux qui luttent à cette époque pour préserver l’authenticité de leur identité culturelle. L’artiste incarne à tel point ce mouvement qu’après sa disparition à 33 ans en 2001, il fait figure de modèle pour la "Génération Pantera" dont se réclame entre autres Mayra Andrade.

Le contexte donne aussi l’opportunité aux anciens, tels Sema Lopi (dont les œuvres ont été interprétées par une multitude de chanteurs), Codé Di Dona et Bitori, de profiter de la visibilité dont bénéficie leur musique pour enfin enregistrer des albums sous leurs noms respectifs et montrer tout leur savoir-faire.

Les nouveaux artistes qui émergent dans le paysage musical capverdien du XXIe siècle et enfourchent le funaná ont hérité de ces courants successifs, portés par des vents contraires à des périodes différentes. Certains en font la synthèse, à l’image de la chanteuse Lura qui est l’une des seules à pouvoir se prévaloir d’une carrière nationale et internationale. D’autres ont préféré suivre les tendances actuelles et s’emparer de la technologie pour opérer de nouvelles mutations, digitaliser la musique en faisant grimper le tempo. Dans ce domaine qui n’oublie pas les codes bling-bling, le règne de Ze Espahnol est incontestable.

Mais les concurrents sont nombreux à se positionner sur ce créneau… qui ressemble à s’y méprendre, aussi bien musicalement que vocalement, à ce qui fait danser Madagascar, de l’autre côté du continent africain, où l’accordéon présent dans la musique traditionnelle (que jouait Régis Gizavo, sideman de nombreux artistes capverdiens) a lui aussi été remplacé par les claviers !

Festif, le funaná ne s’est pas pour autant vidé de sa substance. Il reste "la voix de la résilience et de la résistance", résume Dino D’Santiago, pas complètement étranger au fait que Madonna ait ajouté le titre Funana à son album Madame X en 2020, lui qui l’a guidée durant ses années lisboètes. L’hommage de la star américaine illustre un peu plus le chemin parcouru en près d’un demi-siècle par cette pratique culturelle contrainte à la clandestinité et issue d’une petite île perdue dans l’Atlantique. La musique déplace aussi les volcans.

*Le funaná est le nouveau funk

La Playlist funana sur You Tube

  1. Lura Alguem di Alguem (2018)
  2. Zézé & Zeca Di Nha Reinalda Praia Maria (1982)
  3. Ferro Gaita Rei Di Tabanka (1999)
  4. Dino D’Santiago Brava (Carta Pa Tareza) (2019)
  5. Bitori Bitori Nha Bibinha (1998)
  6. Némanus Paz Pás Funaná (2012)
  7. Bulimundo Brageru (1980)
  8. Orlando Pantera Rabidanta (2000)
  9. Zé Espanhol featuring Silvino Branca Ca Tem Cura (2018)
  10. Sema Lopi Sema Lopi (2001)
  11. Codé di Dona Tchora (1997)
  12. Fogo Fogo E Si Prosi (2015)
  13. Pedrinho Ei Se Vous Dancé (1979)
  14. Elida Almeida Mundu Ka Bu Kaba (2020)
  15. Tulipa Negra Corpo Limpo (1984)
  16. Madonna Funana (2020)
  17. Kino Cabral Humano (1996)
  18. Nhú De Ped’Bia Nós Criola (fin 70’s/débuts 80’s)
  19. Finaçon Si Manera (1990)
  20. Grupo Pilon Iluson (1995)
  21. Joaquim Varela & Elisio Gomes Chuma Lopes (début 80’s)
  22. Zé Pitéu Konbersu Terra (2001)
  23. Charbel featuring Ferro Gaita & Lejemea Sabi Ka Tá Dué (2018)
  24. Chando Graciosa Tchiba Preta (1997)
  25. Jorge Neto Nha Rubera (2006)
  26. Os Tubarões Djonsinho Cabral (1979)