Quand Touré Kunda ouvrait la voie

Touré Kunda en fevrier 1983 en France. © Jean-Marc Loubat / GettyImages

Orphelin d’Ismaïla Touré, l’un de ses cofondateurs décédé ce 27 février, le groupe sénégalais Touré Kunda a joué un rôle à la fois essentiel et pionnier à partir du début des années 1980 en donnant aux musiciens africains une exposition inédite en France. RFI Musique revient sur cette période clé dans la carrière de cette formation emblématique et la genèse de son succès populaire, à valeur d’exemple pour les générations suivantes.

D’un côté, la première édition du festival Africa Fête à l’hippodrome de Pantin, aux portes de Paris, le 11 juin 1982. De l’autre, les deux jours suivants, la première édition de Tropica Rythmes organisée à La Courneuve, cinq kilomètres plus au nord. En commun ? Touré Kunda. Ici programmé à la suite de Manu Dibango, là entre Ekambi Brillant et Kassav’. Des affiches de rêve pour des événements naissants qui répondent alors à une demande nouvelle : “Quelque chose a changé, c’est certain”, observe Le Monde du 12 juin 1982. “On ne peut nier aujourd’hui le besoin de la communauté « Black » à Paris – africaine et antillaise – de se retrouver sur des musiques qui lui appartiennent. Il y avait des Français, aussi”, complète le quotidien dans son édition du 15 juin.

La présence des Touré Kunda sur ces deux manifestations à moins de 48 heures d’intervalle illustre la montée en puissance à cette époque du groupe sénégalais, de plus en plus visible. Deux mois plus tôt, ils participaient pour la première fois à une émission de télévision sur l’une des trois chaines françaises. Filmés chez eux, ils jouaient leur répertoire et présentaient leur troisième album, à leur nom. Celui-ci avait une saveur particulière : d’abord parce qu’Amadou, le grand frère qui avait entrainé ses cadets Ismaïla (aussi écrit Ismaël ou Ismaïl) et Sixu sur la voie de la musique en Casamance les avaient rejoints à Paris en 1981 ; mais aussi parce que le trio réuni avait trouvé un environnement plus propice au développement de sa carrière en rencontrant à La Rochelle son futur manager, patron du club Les Saints-Pères, après plusieurs expériences décevantes.

Vision commune

Ismaïla est venu le premier en France, en 1975, “en éclaireur de pointe”, raconte-t-il au mensuel sénégalais Bingo en juin 1980. L’exil n’a qu’un seul but : réussir dans la musique. Le jeune homme de 25 ans, au tempérament débrouillard, commence par apprivoiser son nouvel environnement, son fonctionnement. Après avoir pris ses marques, il envoie un message à son “jumeau” Sixu, né à quelques jours d’écart d’une autre coépouse de son père, qui débarque à Paris en mars 1977. Leur complicité cultivée tout au long de l’enfance se prolonge aussi sur le plan artistique. Ils partagent la même vision, les mêmes aspirations.

Un premier disque autoproduit voit le jour en 1979, crédité à Ismaïl & Sixu Touré et intitulé Mandinka Dong (la danse mandingue). Acoustique, faisant la part belle aux voix et aux percussions, il “sonne comme un manifeste”, lit-on dans la réédition du 33 Tours en 2019. On y trouve aussi les premières versions de quelques titres phares de leur répertoire : M’ma (écrit par la suite Em’ma) et Labrador, en créole portugais. Pour les défendre, le groupe prend la route. “Sans matériel, entassés à dix dans un vieux camion pourri, les voilà partis : Enghien, Provins, quelques festivals rock ou jazz, ils acceptent tout ce qu’on leur propose”, relatent Nathalie Steinberg et Élisabeth Desouches dans l’ouvrage biographique Touré Kunda (1985).

Dans la foulée, le duo enregistre un autre projet, mais ne cache pas au final son insatisfaction : le producteur a fait travailler à Londres une section rythmique jamaïcaine (celle de Peter Tosh, possiblement) avec laquelle les deux chanteurs n’ont eu aucun contact ! Quant à la promotion, elle est d’autant plus compliquée que Sixu est absent, emprisonné pour des raisons de papiers en Mauritanie où il s’était rendu pour y voir son frère Amadou, chanteur pour la Garde nationale !

Afro-rock

Début 1981, accompagnés par quelques musiciens avec lesquels ils se sont liés en chemin, ils sont tous trois sur la scène du théâtre Dunois à Paris pour une série de concerts qui attirent l’attention de la presse. La présence d’Amadou apporte une valeur ajoutée qui permet à la “famille éléphant” (Touré Kunda, en soninké) de franchir un premier pallier, avec ses effectifs qui s’étoffent au fil du temps. Leur style est souvent qualifié d’afro-rock. “C’est le mot clé […] qui, en quelques années et deux albums seulement, a fait de Touré Kunda la formation africaine la plus intéressante du moment. Un groupe susceptible de devenir bientôt l’élément moteur qui manquait au continent noir”, écrit en 1982 le bimestriel Calao diffusé dans les centres culturels français. Mais leur musique s’habille aussi d’une couleur reggae, alors très en vogue – Bob Marley avait rassemblé près de 50 000 personnes au Bourget en 1980, et l’Ivoirien Alpha Blondy se fera connaitre peu de temps après avec Brigadier Sabari.

 

La mort tragique d’Amadou le 25 janvier 1983, au club de la Chapelle des Lombards où les frères devaient se produire, frappe de plein fouet le groupe. Pour collecter des fonds afin qu’il puisse être enterré en Casamance, un concert se tient au Casino de Paris en mars avec M’Bamina et Xalam. Ce soir-là, Ismaïla et Sixu découvrent le talent de Nabou Diop, la danseuse qui fera par la suite partie de l’équipe. L’hommage à leur aîné se prolonge en studio, dès qu’ils reviennent en France après ses funérailles : l’album Amadou Tilo, qui signifie “le soleil d’Amadou”, est bouclé et commercialisé en un temps record, puis présenté en live dès le mois de mai. Avec Ousmane, le petit frère qu’ils avaient initié à la musique dans leur jeunesse et qui admirait aussi Amadou. “Ils sont huit à occuper la scène du théâtre du Forum. À couper le souffle et à mettre en transe tout le public qui part à sa découverte. Qu’on le veuille ou non, les frères Touré Kunda sont comme un raz de marée qui emporte tout sur son passage”, décrit à cette occasion le quotidien Libération.

Leur formule s’enrichit à nouveau avec les apports du saxophoniste Ben Belinga et du claviériste Loy Ehrlich, croisé à l’époque où il était membre de West African Cosmos : Ismaïla était passé en 1975 un après-midi pour jouer avec nous. On s’est revus le jour de la finale de Roland-Garros que Yannick Noah a gagné, le 5 juin 1983. Il m’a dit que ça faisait des années qu’il me cherchait, mais j’étais parti à La Réunion. Je ne connaissais pas la musique de Touré Kunda et, au départ, elle ne m’a pas spécialement emballé parce que je m’étais orienté vers une musique de recherche plus poussée. Mais c’était une fusion efficace et intelligente qui allait droit au but, avec des chants africains remarquables sur des arrangements reggae assez basiques”, se souvient le musicien qui a été notamment séduit par “l’énergie de groupe, avec des Africains et des non-Africains”.

Une tournée historique

Du 14 au 25 septembre 1983, une nouvelle série de concerts se déroule au Palais des Glaces à Paris, avec des invités comme Francis Bebey ou Manu Dibango. “Une étape capitale dans la trajectoire du groupe”, juge le quotidien Le Matin, convaincu que “la percée vers le grand public est immédiate”. Au sommet franco-africain de Vittel, en octobre, ils se produisent devant un parterre de chefs d’État et d’officiels.

Animés par une énergie créative insatiable, les frères Touré et leurs musiciens sont déjà de retour en studio pour l’album Casamance au clair de lune, qui sortira l’année suivante. Sans doute ont-ils l’esprit au voyage qui les attend. Une tournée historique, et probablement unique en Afrique de l’Ouest, immortalisée par l’enregistrement live du double album Paris-Ziguinchor, qui fait aujourd’hui figure de classique dans leur discographie : onze concerts à travers cinq pays, avec un camion de 38 tonnes qui se transforme en scène de 120 mètres carrés !

Après Abidjan, fin décembre, et Bamako, étape à Dakar. “Touré Kunda à Demba Diop : l’Afrique des professionnels”, titre le quotidien sénégalais Le Soleil lors de leur passage par la capitale. Quelques jours et quelques péripéties plus tard, le convoi arrive en Casamance, point d’orgue de cette odyssée fantastique. “Tout ce que Ziguinchor compte d’âmes disponibles fête ses enfants […] Le comité d’accueil improvisé tourne à la procession. Les frères sont sans voix”, rapporte le quotidien français Libération du 25 janvier 1984. Auprès de leurs familles, Ismaïla, Sixu et Ousmane profitent de leur retour triomphal, tout en honorant la mémoire d’Amadou. Déjà, une autre collaboration se profile, qui doit les emmener encore plus loin : Bill Laswell, le célèbre producteur américain, est prêt à travailler avec eux. L’horizon s’élargit un peu plus.