À Paris, les chants d'espoir de Kigali
Samedi 11 mars, dans le cadre d'Africapitales, la soirée "Kigali Acoustic Night" levait le voile sur trois artistes originaires de la capitale rwandaise : Tania Rugamba, Weya Viatora et Samuel Kamanzi... De quoi découvrir une scène émergente, poétique et vivifiante.
"On est si heureux d'être à Paris... Vive Kigali, putain !" Sur la scène du centre FGO-Barbara, au cœur de la métissée Goutte d'Or, Paris XVIIIe, la charismatique comédienne rwandaise Isabelle Kabano (Petit Pays, etc.), l'une des organisatrices de la soirée, ne mâche ni ses mots ni sa joie.
À ses côtés sur les planches, ou en contrebas dans le public, ses jeunes compatriotes, originaires de Kigali, ou d'autres issus de la diaspora, sapés comme jamais, débordent d'enthousiasme après avoir guinché jusqu'à plus soif sur les sons chaloupés des trois concerts — Tania Rugamba, Weya Viatora et Samuel Kamanzi, de cette Kigali Acoustic Night, samedi 11 mars.
L'événement lui-même prenait place au cœur d'une manifestation de plus large envergure, Africapitales, organisée par le Lavoir Moderne Parisien (LMP) et Rwanda Arts Initiative (RAI). Au menu, du 3 au 26 mars ? Du cinéma, du théâtre, du stand-up, des défilés de mode ou des concerts, pour découvrir le visage artistique de la capitale rwandaise...
Soit une immersion totale imaginée par Khalid Tamer, directeur du LMP : "Certains concepts, tels Africa 2020, semblent oublier que le continent africain compte 54 pays, aux identités bien distinctes, avertit-il. Je préfère pour ma part resserrer la focale et nouer des liens égalitaires, en aller-retour, avec l'aide des diasporas, entre Paris et les capitales africaines." Après avoir reçu Bamako, l'an passé, l'homme a donc mis le cap à l'Est pour accoster un terrain moins familier de nos imaginaires hexagonaux : Kigali.
Le "Singapour africain"
Et lui-même, comme tous les Rwandais, ne tarit pas d'éloges sur celle que l'on surnomme le "Singapour africain", ville écologique, moderne et cosmopolite, où les immeubles "poussent comme des champignons", célèbre pour sa jeunesse, son esprit d'entreprise, ses start-ups, sa propreté légendaire, sa créativité artistique, le tout sous le haut patronage de celui dont tout le monde, ici, vante les mérites : le leader et président depuis 2000, Paul Kagame.
Et puis, il y a cette résilience et cette façon de se tenir debout coûte que coûte, moins de trente ans après le génocide, traumatisme national... Dans cette rage de vivre, les clubs et les bars lounge résonnent des sons du moment : l'afrobeats, l'amapiano, mais aussi la locale kinyatrap...
Mais, parmi cette modernité, la musique traditionnelle, le gakondo, celle qui raconte l'identité rwandaise et la vie des ancêtres, continue de parler aux jeunes générations. "Elles inventent leur propre histoire, tout en restant très attachées à cette poésie, pastorale et terrienne, aux fondements de notre culture", éclaire Isabelle Kanabo. "Au Rwanda, j'ai rencontré une jeunesse assoiffée de s'exprimer, née après le génocide, dont l'art tente d'oublier la guerre pour repartir aux racines de la mythologie du pays", remarque Khalid Tamer. Soit des artistes comme des passerelles entre le passé et un futur à construire...
Il était une voix, une poétesse
Ainsi, en ouverture, la gracile Tania Rugamba, 25 ans, dont la force solaire se dégage d'un beau sourire mélancolique, s'inspire pour sa création, de son grand-père, Cyprien Rugamba, poète, écrivain, chanteur et chorégraphe, figure essentielle de son pays.
De la substance de son art, elle tire, à petites gouttes, une sève de vie et la force de l'expérience. Surtout, elle s'inscrit à sa suite dans cette grande lignée poétique, inaugurée par la poétesse Nyirarumaga (XIIIe siècle), mère des lettres rwandaises.
Avec sa guitare, elle délivre, de sa joie douce-amère, sur un groove soul-r'n'b, ses mots en kyniarwanda et en anglais. Agronome de formation, la musique la rend "plus grande qu'elle-même". "Comme l'impression d'être dans un corridor où je m'inspire des gens qui me précèdent... Quand d'autres me poursuivent pour se trouver eux-mêmes", résume-t-elle.
Sur scène, son amie Weya Viatora, la rejoint avant d'entamer son propre show. La magie de cette jeune femme de 26 ans, déjà remarquée aux côtés d'Ismaël Lo, tient à sa voix agile, charnelle, encore fragile, mais prometteuse et à son enthousiasme lumineux à la faire résonner. Quand on lui demande pourquoi elle aime chanter, elle répond après un soupir d'émotions non contenu – "waoww" –, des papillons plein les yeux : "Mon chant, c'est ma joie. Mes larmes. Ma foi."
Et voici pourquoi elle nous touche : parce qu'elle parle au public cœur à cœur, qu'elle revendique son identité avec une sincérité, un groove et une ferveur contagieux. Et quand les tambours traditionnels s'en mêlent, les pas de danse se propagent dans la salle comme une traînée de poudre. En parallèle de l'enregistrement de son deuxième disque, Weya compte fonder une maison d'art au Rwanda pour aider les jeunes musiciens, comme elle, à se professionnaliser... "Je veux montrer que c'est possible de vivre ici de son art", dit-elle.
D'ailleurs, en la matière, le Rwanda connaît sa petite révolution, notamment grâce à l'ONG Rwanda Arts Initiative, qui accompagne la curation, la formation des artistes... Régisseur à Kigali depuis une quinzaine d'années, Judo a vu cette évolution spectaculaire du paysage : "Au début, hormis les musiques traditionnelles ou les sons venus de l'occident, nul ne croyait à l'émergence d'une musique 'made in Rwanda', explique-t-il. Mais cela progresse ! Notamment grâce à la création d'infrastructures, de salles, d'écoles de musique, etc."
Un pays debout
Parmi les artistes installés, se trouve justement Samuel Kamanzi, troisième artiste de la soirée, 40 ans, frère d'art de Gaël Faye, dont l'infinie douceur, la délicatesse soyeuse et le jeu d'orfèvre sur la guitare, ne sont pas sans rappeler un certain... Lokua Kanza.
De père congolais et de mère rwandaise, il débarque à Kigali à l'âge de 16 ans, quatre ans après la fin du génocide. "La douleur sourde, dans l'air, était encore palpable", se remémore-t-il. Après des études au centre universitaire des arts, il invente sa propre mixture musicale en swahili, en lingala, en anglais et en kyniarwanda : un mélange de soul, de r'n'b, de blues, de rumba, qui sous-tendent des compositions remarquablement bien troussées.
Et lorsqu'il parle d'héritage, d'identité rwandaise ou qu'il emprunte la voix d'un enfant rescapé du génocide en train de s'adresser à ses parents décédés pour leur dire "je vais bien", il devient tout simplement poignant. En écho, Weya, née après le génocide, éclaire : "Pour moi, cette guerre fait partie de l'histoire. Mais j'en tire des leçons au quotidien. Cela me donne la force : de pardonner, d'aimer, de chanter plus fort..."
Car voici bien la sensation qui ressort de cette soirée : celle d'un pays debout, fier et joyeux, bien décidé, par les arts, à s'emparer de son histoire...