Aux Antilles, Soft veut redonner le cap
Avocat d’une cause musicale qui privilégie la forme acoustique pour mettre en valeur paroles et mélodies plus que le groove, le quatuor antillais Soft apporte sa nouvelle contribution artistico-sociétale avec l’album Ti Gwadloupéyen. Entretien avec Fred Deshayes, chanteur et fondateur ce groupe dont les débuts discographiques remontent à 2005.
RFI Musique : Qu’est-ce qui a décidé de la naissance de ce quatrième album, presque huit ans après le précédent ?
Fred Deshayes : Il y a une raison un peu médiocre : la demande des autres musiciens du groupe. Mais il y en a une plus sérieuse : la volonté de reprendre la main. Notre projet musical, à l’époque du premier album, était de répondre à une question : est-ce qu’on peut créer une nouvelle musique, un nouveau feeling à partir des rythmes traditionnels, et avec des paroles que je ne dirais pas de qualité – parce que ce serait prétentieux –, mais à la fois engagées sur le contenu et bien polies sur la forme. Après le premier album en 2005, il y a une mouvance qui est arrivée sur le devant de la scène. Mais depuis, ça s’est tari. Donc il était temps d’en remettre une couche. De préciser le style, dire que ce projet de musique est toujours vivant.
Pour quelle raison, selon vous, ce courant s’est-il tari ?
Parce qu’assez vite, les médias ont confondu la musique acoustique avec ce que nous faisions. Le goût pour la musique acoustique s’est développé, mais pas dans le sens qui correspond à ce que j’avais voulu faire : mettre les paroles en valeur. Si on fait de la musique acoustique pour chanter le zouk tel qu’il est déjà, ça n’amène rien de plus.
N’y a-t-il pas tout de même une sorte de famille à laquelle appartient Soft, puisque vous avez accepté des featurings sur les albums d’autres artistes antillais ?
Oui, on est une famille, dans laquelle il y a Loriane Zacharie, K’ Koustik, Victor O… Mais dans cette famille, il y a des tonalités manquantes. Qu’il faut réaffirmer. Et cette tonalité, c’est Dominik Coco et nous qui l’avons : prendre notre musique et dire quelque chose de sérieux. Vous savez, je suis un fils de Brassens et de Le Forestier ! Il faut que les paroles soient profondes, sérieuses. Même quand les thèmes sont légers. Si vous faites de la musique acoustique, c’est que vous avez des choses à dire et ce n’est pas la peine qu’on se concentre sur le groove, mais sur la mélodie et les paroles.
En termes d’écriture, avez-vous aussi des références aux Antilles ?
Oui, Erick Cosaque, un grand chanteur de gwo ka. Il est mon point de départ pour cette musique-là. Il y a aussi un auteur, Jean-Louis Céleste, qu’on écoutait beaucoup quand j’étais petit, mais qui n’a dû faire qu’un ou deux albums. Et Kassav' évidemment, en particulier Patrick Saint Eloi et Jocelyne Beroard, chez qui les paroles ne sont jamais innocentes. C’est à ces artistes que je dois une bonne part de mon inspiration, en tout cas pour ce qui est de polir les mots et choisir les thèmes.
L’album porte le nom de la première chanson. On devine donc qu’elle signifie beaucoup pour vous. Que dit Ti Gwadloupéyen ?
Toutes les musiques traditionnelles ont pour mission de décrire la réalité – c’est pourquoi ce ne sont pas des chansons d’amour – et cette chanson dit ce que nous sommes. C’est un peu le fil conducteur de tout ce que j’ai écrit. Pour le film d’Euzhan Palcy Parcours de dissidents, j’avais fait Nou Yé, "Ce que nous sommes". Ici, c’est la même chose. Qu’est-ce qu’un Guadeloupéen aujourd’hui ? C’est une chanson qui est "pour" quelque chose : dire ce que nous sommes. Et contre autre chose : le "négrisme", qui revient chez nous sous des formes très différentes. Ce sont des réalités que les Américains connaissent, mais pas les nôtres. Je suis un nègre au sens où Césaire le disait : comme tous les autres hommes sont des hommes. En créole, aux Antilles, on dit que tous ceux qui sont là sont des gens qui sont venus. Nous avons tous été amenés. Quasiment aucun de nous ne peut dire que dans sa famille il n’a pas un Indien ou un blanc. Ça n’existe pas. Donc il faut le reconnaitre pour dire ce que nous sommes. C’est pourquoi l’album s’ouvre sur cette chanson, comme un manifeste. Pour l’avenir. Nous avons perdu du temps, avec l’ethnocentrisme, l’affirmation de soi, le "noirisme". Celui qui vient, mon fils à moi, il faut qu’il soit un grand Guadeloupéen. Nous, on est des petits.
Mais ne fallait-il pas en passer d’abord par ce type de revendications et de débats que vous rejetez aujourd’hui ?
En réalité, c’est l’achèvement de ce combat. Aujourd’hui, j’ai compris ce que mon père voulait. Nous avons des séquences. Nous venons d’une brutalité coloniale, à la fois dans l’identité et dans nos chairs. Il a fallu réagir parfois violemment. Je suis le fils de ces combats-là. Je ne renie pas ce qui a été fait.
On vous sait aussi enseignant en droit à l’université. La musique est-elle pour vous un moyen de vous échapper du monde universitaire ?
Non, plutôt un prolongement ! Les juristes sont des gens qui ont de l’imagination et de la rhétorique ! Avec la modernité de nos sociétés, nous revenons à ces questions fondamentales : suis-je vraiment libre ? Sommes-nous collectivement libres ? Ce combat pour la libération passe à la fois par mon enseignement, parce que j’aide celui qui m’écoute à grandir dans la connaissance, et dans la musique. Les combats pour la liberté empruntent des formes différentes.
Soft Ti Gwadloupéyen (Aztec musique) 2017
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