Carnaval des Antilles : Akiyo, haut-parleur du peuple guadeloupéen
Mardi gras et mercredi des Cendres, les 21 et 22 février, le carnaval en apothéose envahira les rues de Pointe-à-Pitre. Parmi les troupes qui débouleront, l’une fait office d’emblème : Akiyo, porte-voix de l’île. En janvier, le groupe défilait par exemple contre le non-lieu prononcé dans l’affaire du chlordécone. Portrait d’un monument insulaire, tressé de magie et de résistance.
Ils ne déboulent jamais là où on les attend. Ils tracent leur route hors des sentiers battus, loin des pavés usés par les autres formations percussives du carnaval de Guadeloupe, loin des concours et des shows télévisés. La troupe, groupe à peau Akiyo, des Abymes, commune limitrophe de Pointe-à-Pitre, à mille lieues des cartes postales touristiques, n’en fait qu’à sa tête.
Pour expliquer cette marque de fabrique dissidente, qui donne du fil à retordre aux responsables de la sécurité, Patrick Coquerel, président de l’association, avance une raison simple : "Seul ‘l’esprit du mas’ guide nos pas". Au "carnaval", mot des colons, Akiyo a toujours préféré ce terme – le "mas" – qui désigne tant le déguisement que le cortège populaire, nourri de traditions animistes : un "défilé" destiné à "effrayer", à bousculer l’ordre établi, mais aussi à transmettre la culture héritée des ancêtres…
C’est d’ailleurs un constat sans appel qui a engendré la naissance du groupe en 1979. Pourquoi satin, paillettes et plumes importés de métropole, envahissaient-ils les rues de l’île lors du carnaval ? Les frères Nankin, à tendances indépendantistes, et d’autres complices révolutionnaires, fans de gwo ka, dont "Vélo", tanbouyé légendaire, mort en 1984, fondateurs du groupe, renvoient dans les cordes ce "folklore" européen et remettent le gwo ka et les traditions guadeloupéennes au cœur de la fête. "Nous voulions redonner le carnaval au peuple, aux déshérités, grâce notamment à nos déguisements à base de produits naturels ou recyclés", éclaire Coquerel.
Une magie qui transcende
En ce dimanche 15 janvier, en plein bouillonnement du carnaval, relayé sur toutes les radios locales, étendu de l’épiphanie au mercredi des Cendres, c’est donc dans leur symbolique "costumes feuilles à bananes", tissé de feuilles de bananier séchées qu’Akiyo déboule.
En tout, 3000 personnes au pas de charge – parader avec le groupe relève de l’épreuve sportive ! – déferlent telle une vague que rien ne peut stopper dans les rues cabossées de Pointe-à-Pitre. "Heureusement que j’avais un chapeau, sinon mon cerveau serait sorti de ma tête !" s’esclaffe un musicien.
Dans la foule amassée sur les trottoirs, le nom d’Akiyo circule à bas bruit bien avant leur apparition. Et quand la troupe débarque à la vitesse de l’éclair, parfois escortée par des bandes de scooters, avec l’encensoir en début de cortège pour chasser les mauvais esprits, et les fouetteurs qui laissent éclater la rage de l’histoire sur le bitume en autant de claquement à donner la chair de poule, lorsqu’elle avance dans les bruissements de feuilles et les chants hurlés en chœur sur le feu d’artifice des tambours ka et le rugissement des conques – "Koné Koné yo, Akiyo ka koné yo", "Van lévé", "Angélina joli bato" – un frisson d’émotions parcourt le peuple.
Akiyo, c’est le patrimoine, l’emblème, le cœur battant de la Guadeloupe. "La base", dira un de ses leaders, le chanteur Fanswa Ladrezeau, ambassadeur du gwo ka sur le plateau de The Voice 8, qui complète : "Akyio véhicule l’identité, les valeurs, la culture afro-guadeloupéennes… Dans le mas, circule cette magie, qui nous transcende."
Déboulé pour le chlordécone
Mais, ce jour, le déboulé possède un goût amer. Derrière l’étendard du groupe, ceux qui ouvrent la marche arborent des affiches de dirigeants français – Sarkozy, Hollande, Macron – affublés de mots-choc – "scélérat", "brigand", "génocide", "bourreau" – et des pancartes avec ces messages : "klordékon pwazon", "Lajan pou la Fwans, Kansé pou la Gwada !", "Non-lieu pou chlordécone, jistis kolonyal".
Le 2 janvier, était en effet prononcée, après seize ans de procédures, par le tribunal judiciaire de Paris, une ordonnance de non-lieu dans l’affaire du chlordécone, insecticide ultra-toxique utilisé massivement aux Antilles de 1972 à 1993 – interdit dès 1990 sur le sol métropolitain – pour éradiquer les charançons dans les bananeraies.
Au diapason de la colère insulaire, Akiyo s’empare donc de ce combat. De la même manière qu’il s’était, auparavant, positionné aux côtés du LKP ("Liyannaj Kont Profitasyion" ou "collectif contre l’exploitation outrancière"), collectif de syndicats, d’associations, à l’origine de la grève générale de 2009, suite à l’augmentation du prix de l’essence. Ou avait joué des tambours pour dénoncer la répression, les restes de colonialisme, les essais nucléaires ou soutenir l’hôpital public. Dans le gwo ka en général, et dans Akiyo en particulier, s’impose cette idée de lutte, de résistance, voire de dérision, de révolte, symbolisée par exemple par la figure du "préfet" en ouverture de cortège, incarnation de la mainmise métropolitaine. "Quand quelque chose ne va pas, on se réveille, confirme Fanswa. Akiyo reste le haut-parleur des combats des Guadeloupéens, souvent considérés comme des citoyens de seconde zone… "
Une éternelle résurrection
D’ailleurs, chaque samedi, dans la rue piétonne de Pointe-à-Pitre, à deux pas de l’épicentre Place de la Victoire, le charismatique chanteur, avec une poignée de complices d’Akiyo, diffuse en chansons, comme son aîné avant lui, Vélo, le message de ses ancêtres : sa "mission" hebdomadaire pour sensibiliser la jeunesse et les insulaires, à ce qui fait leur identité et leur possible émancipation face à ce qu’il considère comme un "esclavage mental".
Dans le groupe depuis 1981, il explique : "Absent du service militaire, j’ai effectué mon service culturel dans les rangs d’Akiyo". Et ce dimanche, alors qu’une petite tribu s’active aux fourneaux pour préparer le déjeuner dominical dans le temple sacré de leur local, où les instruments côtoient les hommages à Vélo et de saints préceptes ("Tu défendras ta culture", "Tu parleras ta langue : le créole"…) on se dit qu’Akiyo, mix de toutes les classes sociales, fait office de petite utopie, de ciment du peuple, d’école de vie. Ce jour, par exemple, ils défilent pour sensibiliser à l’endométriose, déguisés en Indien, avec plumes et colliers, recouverts de roucou.
Pour se débarrasser de ce pigment végétal rouge flamboyant, les membres plongent, la nuit, dans l’océan. Comme ils avaient, le 15 janvier, brûlé leurs "costumes feuille à banane" dans un gigantesque brasero. Par l’eau, par les cendres, Akiyo ressurgit toujours en une éternelle résurrection. Et en ce mardi gras, 21 février, après le traditionnel déboulé en pyjama dès l’aube, dans les rues de Pointe-à-Pitre, le groupe invite pour la soirée, leurs homologues de Basse-Terre, les mythiques Voukoum, à parader avec eux. Le 22, mercredi des Cendres, le cortège défilera en habit d’enterrement, couleurs sombres et gerbes de fleurs, pour aller brûler le "roi du carnaval", Vaval... Akiyo, toujours le feu sacré !