Beethova Obas, à travers le prisme d'Haïti
Sous les cordes de sa guitare, Haïti rencontre le Brésil, Cuba et le jazz depuis plus de trois décennies. Aussi rare et discret que respecté, Beethova Obas appartient à ces artistes qui ont marqué en profondeur la scène haïtienne. Bon Bagay est le septième album de cet artiste installé depuis seize ans en Belgique.
RFI Musique : Quel est le sens de Bon Bagay, le titre en créole de votre nouvel album ?
Beethova Obas : Ça veut dire que nous sommes des gens bien. Quand je parle de Bon Bagay, je ne parle pas seulement d'Haïti, je parle aussi de George Floyd, en passant par Aimé Césaire pour arriver à Pelé. Au XXIe siècle, il est dur d'entendre chez l'autre que nous sommes encore mauvais, que nous sommes pris pour des moins que rien. Je souffre et ça me met hors de moi quand j'entends le nouveau déchu Donald Trump traiter Haïti de "shithole". Nous avons, d'une manière ou d'une autre, contribué à la richesse de cette planète, ou de ceux qui détiennent un monopole économique de ce pays. Cette prise de conscience n'a rien de révolutionnaire. Non. Il faut qu'on prenne conscience que nous sommes bien, pour que l'autre nous voit ainsi. Et cette prise de conscience collective, elle concerne non seulement les descendants d'esclaves mais aussi les descendants d'esclavagistes. Se mettre autour d'une table et discuter, voir d'où vient cette faille de l'exploitation à outrance de l'homme par l'homme et qui, jusqu'à aujourd'hui, persiste.
Est-ce un album que vous portiez en vous depuis Futur, paru en 2010 ?
Je suis un capteur d'énergies. À un moment, je commence à faire un tri, à sentir le message qu'il faut faire passer. Donc oui, cet album est en gestation depuis dix ans. Mais on a posé vraiment la première pierre il y a deux ans. En 2018, un ami bassiste qui vit aux États-Unis m'a offert un ordinateur quand j'en cherchais justement un : il m'a dit que mon père Charles Obas avait été généreux avec son père, quand celui-ci amenait des touristes étrangers dans les ateliers de mon père, un peintre très côté dans les années 1960. Je suis très sensible à ce geste-là. Par la suite, j'ai rencontré David Fackeure (pianiste de jazz et arrangeur français, ndlr). Il a amené ce qui manquait : un troisième œil connaissant mon univers, qui viendrait ajouter quelques épices pour donner plus de goût. Quelqu'un qui est prêt à écouter. C'est ce que j'attends d'un réalisateur.
Sur cet album, vous reprenez un morceau de Gilberto Gil (Drão) dont vous avez modifié le texte. Qu'est-ce qui vous attire au départ dans cette chanson que vous avez rebaptisé Dra ?
L'accord. Un simple accord. Un accord qui me touche énormément. Et je me suis dit que je ne pouvais pas le laisser passer. J'ai repris ce morceau, Drão, en admirant ma femme aussi, parce que c'est une chanson qui fait l'éloge de la femme, la douceur de la peau d'une femme.
La guitare est votre instrument de prédilection depuis l'adolescence. Quels répertoires avez-vous commencé par jouer ?
De la musique traditionnelle. La chanson française aussi. L'influence d'un artiste haïtien, Achille Paris. Et de Rodrigue Millien, qui habitait près de chez moi et jouait tous les vendredis... En Haïti, quand quelqu'un joue la nuit, le son circule avec le vent, donc je l'entendais jusqu'à trois heures du matin, et il m'a, d'une certaine manière, influencé dans mes compositions, dans ma façon de jouer. Pour les textes, il y a Manno Charlemagne qui nous a quittés il y a trois ans. C'est un chansonnier, quelqu'un de très engagé. Et puis un autre qui s'appelait Boulo Valcourt, que j'ai beaucoup aimé. J'ai aussi beaucoup écouté la musique brésilienne, comme João Gilberto. Ça m'a permis et me permet encore d'enrichir mon vocabulaire musical.
Quel est votre ressort pour convertir vos émotions et leur donner une dimension artistique ?
Je suis issu d'une famille où l'art était roi. Mon père faisait de la peinture et de la musique. Il écoutait beaucoup Beethoven et Tchaïkovski. Il fut assassiné par Duvalier quand j'avais cinq ans. Ma mère a pu se rendre au palais et elle a vu son mari – mon père – les pieds cassés, un œil exorbité, agonisant. Elle était enceinte de mon petit frère Emmanuel qui est aussi un chanteur. Elle a failli accoucher au palais. L'éducation que j'ai reçue de ma mère n'a pas laissé place aux rancœurs. C'est une éducation qui nous a appris, même avec nos douleurs, à utiliser cette énergie négative et la transformer en bouquet. Amener quelque chose de beau ou de mieux. Et même quand je dors mal la nuit à cause d'un tremblement de terre ou d'un chef d'État qui fait venir des snipers pour faire disparaître ses semblables, je me lève pour sortir une chanson qui doit apaiser. Faciliter la cicatrisation. Élargir le cadre pour que tout un chacun puisse comprendre et jouer son rôle sans essayer d'atteindre ni blesser son semblable ou celui qui est à côté.
L'album s'achève par Oyapock, une chanson de la Guyanaise Josy Masse parue il y un demi-siècle. Que raconte-t-elle ?
Josy Masse nous a quittés en octobre 2019. Cette chanson parle de l'amour d'une femme qui, pour une raison que nous ignorons, vit loin de sa terre natale. Au lieu de citer la Guyane, elle parle de l'Oyapock, un fleuve qui traverse l'Amazonie et prend plusieurs formes sur tout le continent d'Amérique du Sud. Le texte en créole dit : "J'ai peur que tu m'oublies, parce que je t'ai laissé trop longtemps." C'est de la nostalgie, une douceur.
N'est-ce pas aussi ce que vous ressentez, vous qui vivez loin de votre terre natale ?
C'est vrai que je suis dans le même cas... sauf que je rentre souvent chez moi ! Et comme je l'ai dit, Haïti est pour moi le tremplin, l'inspiration qui m'amène vers le monde. L'histoire qui me fait voir l'autre histoire. Je parle d'Haïti mais je parle de nous. De l'homme, qui doit comprendre qu'il n'est ni inférieur, ni supérieur à l'autre.
Beethova Obas Bon Bagay (Aztec Musique) 2020
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