Ennio Morricone, il était une fois l'Italie

Ennio Morricone en 2013. © Michael Gottschalk/Photothek-Getty Images

Ennio Morricone est décédé dans la nuit du 6 juillet des suites d'une fracture du fémur ayant entraîné son hospitalisation dans une clinique romaine. Il avait 91 ans. Des médias italiens ont noté qu'il s'est éteint "lors de la journée mondiale du baiser", en référence à l'une de ses plus célèbres compositions, pour le film Cinema paradiso de Giuseppe Tornatore.

Ennio Morricone naît à Rome le 10 novembre 1928. Durant la guerre, il se réfugie dans la musique pour oublier la peur et les privations. Son petit frère meurt de maladie à l’âge de 3 ans. De cette période, il se souvient en 2014 avec douleur qu’il ne savait rien des arrestations et déportations des juifs qui avaient lieu parfois à quelques pâtés de maisons. "Aujourd’hui je pense que ne pas savoir est aussi une forme de responsabilité", confie-t-il à Mario Calabresi dans le journal italien La Repubblica en 2014.

Il étudie au prestigieux Conservatoire de Sainte-Cécile. Trompettiste comme son père, il gagne d’abord sa vie en intégrant différents orchestres, se faisant ainsi un réseau dans le monde du spectacle. Mais sa passion véritable est la composition, qu’il a apprise avec son professeur Goffredo Petrassi, lui-même auteur en 1949 de la bande originale d’un film phare du néoréalisme : Riz amer. À cette époque, il compose essentiellement de la musique de chambre.

Des chansons de plage à Sergio Leone, un compositeur populaire

Il se marie en 1956 avec Maria Travia, une amie de sa sœur qu’il a rencontrée en 1950. Peu avant leur soixante-dixième anniversaire de mariage, il se confie : "En amour comme en art, seule importe la constance." Ils ont quatre enfants, trois garçons et une fille, qu’elle élève pratiquement seule, Ennio Morricone dédiant tout son temps à la musique. Ce "sacrifice", pour reprendre les mots du "Maestro" en 2007, lui vaut de se voir dédier les deux Oscars de son mari. Son seul privilège, faut-il dire, est de pouvoir pénétrer dans son bureau où son mari passe le plus clair de ses journées. Leur second fils, Andrea Morricone, suit la carrière paternelle en composant le thème de Cinema paradiso en 1988.

Sa première bande originale pour un long-métrage est de 1961 : Il Federale (sorti en français sous le titre Mission ultra-secrète) est une comédie de Luciano Salce, où Ennio Morricone insuffle déjà, loin des standards ornementaux et d’un sage héritage classique, une verve satirique qu’il ne cessera d’explorer dans son œuvre ultérieure. Au cours des années 1960 –celles du "miracle économique" et de la "Dolce vita"-, il se fait aussi connaître en composant quelques-unes des chansons d’été les plus emblématiques de la variété italienne : l’une d’elles, Abbronzatissima (1963), illustre l’un des sketchs des Monstres de Dino Risi, une autre Sapore di sale, sapore di mare, donnera son titre à une comédie de 1982, dont la bande originale est presque entièrement composée des tubes italiens de ces années-là.

En 1963-1964, Ennio Morricone s’essaie à la musique de western. Si sa première contribution au genre, Duel au Texas de Riccardo Blasco, est aujourd’hui oubliée, il entame l’année suivante avec Sergio Leone un compagnonnage aussitôt légendaire. Tous deux avaient partagé les bancs de l’école primaire. Si Ennio Morricone s’étonnera sa vie durant qu’on puisse réduire son œuvre à cette collaboration, il se souvint que Sergio Leone avait compris, là où bien d’autres n’avaient pas les idées claires, que "la musique est le seul art qui appliqué au cinéma en sublime les détails." À Pour une poignée de dollars, font suite Le Bon, la Brute et le Truand, Il était une fois dans l’Ouest (1968) et Il était une fois la Révolution (1971). Leur dernière œuvre commune, Il était une fois l’Amérique, en 1983, est aussi l’une des contributions les plus célèbres du flûtiste roumain Gheorghe Zamfir. Composée en amont, la musique a accompagné tout le tournage, aidant actrices et acteurs à trouver les émotions les plus justes.

Un maître du lounge composant pour les plus grands

Dans la seconde moitié des années 1960 et la première moitié des années 1970, la contre-culture explore les chemins sulfureux du psychédélisme. La voix d’Edda dell’Orso, qui travaille aussi avec Piero Piccioni, Bruno Nicolai ou Piero Umiliani, donne aux compositions de cette période une grâce et une sensualité uniques, redécouvertes vers la fin des années 1990, quand plusieurs labels italiens, européens et étatsuniens redécouvrent un genre qui s’associe au regain d’intérêt pour le easy listening, la bossa nova et le retro lounge. De cette époque date la légendaire bande originale de Danger Diabolik (Mario Bava, 1967), un film pop tiré de la bd éponyme, archétype du fumetto italien.

Si les films pour lesquels collabore Ennio Morricone à cette période ne sont pas tous des chefs-d’œuvre du Septième Art, ses contributions au cinéma de genre lui offrent un terrain d’expérimentation inégalé. Il s’associe avec les deux autres plus grands noms du western italien, Sergio Corbucci et Sergio Sollima, avec le maître du film d’horreur Dario Argento (L’Oiseau aux plumes de cristal en 1969, Le Chat à neuf queues et Quatre Mouches de velours gris en 1971), accompagne la révélation de Marco Bellocchio avec son premier film Les Poings dans les poches en 1965.

Cette même année, il compose pour La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, un film qui fera le tour du monde avant d’être découvert en France en 2004. Au fil du temps, il devient le compositeur récurrent ou attitré des plus grands noms du cinéma italien alors à son sommet, de Pier Paolo Pasolini à Luigi Comencini, en passant par Liliana Cavani, Lina Wertmüller, Alberto Lattuada, les frères Taviani et bien d’autres. Pasolini est le seul réalisateur dont il acceptera d’écouter les consignes.

D’Hollywood aux Oscars

Durant les années 1970, il commence ses incursions dans le cinéma français (Henri Verneuil, Francis Girod, Robert Enrico), mais aussi étasunien, avec notamment la bande originale de L’Exorciste II de John Boorman. Sa renommée ne fait que croître dans la décennie suivante, où il crée deux de ses partitions les plus célèbres, avec les majestueuses orchestrations de Mission (1986) de Roland Joffé et les tonalités minimalistes des Incorruptibles (1987) de Brian de Palma.

Durant les années 1990, il poursuit des collaborations désormais bien installées avec Dario Argento (Le Syndrome de Stendhal, 1996) et Giuseppe Tornatore (La légende du pianiste sur l’océan, 1998), œuvrant aussi pour les productions télévisuelles de qualité (Piazza di Spagna de Florestano Vancini),  pour le cinéma indépendant (Marco Tullio Giordana), voire de niche (le réalisateur autoproduit Silvano Agosti).

C’est aux British Academy Film Awards et au Festival du film de Taormina (où le syndicat national des journalistes cinématographiques italiens remet les “rubans d’argent”) que ses bandes originales ont été le plus souvent primées. Jusque-là jamais récompensé par la prestigieuse académie californienne, il reçoit en 2007 un Oscar d’honneur "en reconnaissance de ses contributions magnifiques et multiples à l'art de la musique de film". Il ne reçoit l’Oscar de la meilleure musique de film qu’en 2016, pour Les huit Salopards, malgré des relations pour le moins houleuses avec le réalisateur Quentin Tarantino. Ce dernier, friand de citations cinématographiques et musicales, lui a pourtant rendu de multiples hommages, de Kill Bill (2003) à Django Unchained (2012).

Musique de cinéma et musique absolue

Parallèlement à cette prodigieuse carrière cinématographique, Ennio Morricone aura composé, depuis 1946, plus d’une centaine d’œuvres de ce qu’il nommait "la musique absolue". En commençant en 2001 une intense activité de chef d’orchestre, il a grandement contribué à faire connaître cette part méconnue de sa création. Depuis plusieurs années, un de ses réalisateurs les plus fidèles, Giuseppe Tornatore, prépare un documentaire sur lui.

Avec 27 Disques d’or et 7 Disques de platine, la musique d’Ennio Morricone a atteint une renommée qui a bien peu d’égal dans le cercle très fermé des grands compositeurs de musique de film. Ses mélodies sensuelles, voire teintées d’érotisme, sont très éloignées de sa vie quotidienne, régulière et matinale, où mondanités et excès n’auront eu aucune place.

Sans complaisance, Ennio Morricone disait à Mario Calabresi en 2014 : "En général, je dirais que la musique fait partie de la vie. En particulier, je dirais qu’elle n’a rien à voir avec la vie privée. Avec les joies et les douleurs personnelles. Penser qu’un compositeur traduise en musique sa souffrance me fait rire. C’est un point de vue détestable, velléitaire et rhétorique. La musique inspirée par le rêve n’existe pas."

Croyant en Dieu, il demeurait perplexe sur l’au-delà. "Si à l’origine nous n’étions que des sons, j’aime à penser que nous redeviendrons des sons."