Les petits riens de Lo’Jo

Le groupe Lo'Jo publie l'album "Transe de papier". © Christophe Martin

Voilà près de 40 ans – et 17 disques – que Lo’Jo nous émeut et nous emmène en balade, avec ses chansons nomades, qui sentent la lune et le désert. Dans ce dernier grand cru, Transe de Papier, la tribu angevine guidée par Denis Péan, distille des titres précieux, où s’invitent des sensations, des pépites savoureuses et deux génies – Tony Allen et Robert Wyatt. Incontournable.

Près de 40 ans et 17 albums que dure l’expérience : écouter un disque de Lo'Jo provoque toujours cette émotion intense, invite à un voyage qui bouscule nos sens. La magie tient sûrement à l’identité du groupe, comparable à nul autre.

Lo'Jo, c’est une poésie, un son, un fonctionnement singulier, comme une troupe de cirque, et des images, des odeurs en bouquet, traduites en musique. Comme le dit si bien le titre inaugural de leur dernier opus, Transe de papier, enregistré au mythique studio anglais Real World : "Je ne reviens pas pareil". Car on ne sort jamais indemne d’une création de Lo'Jo, avec un centre, des certitudes toujours remises en question.

La fin d’un monde

Fidèle à son habitude, le capitaine, à la barre, Denis Péan, raconte l’épopée de cet album, avec une sagesse pétrie de passion, tout en pudeur. Depuis le confinement, cet éternel nomade s’est vu contraint à la sédentarité, ce qui ne saurait l’entraver : "Je m’habitue, confie-t-il. Je ne ressens pas une énorme frustration. Ça reprendra. La vie est complexe. Elle nous surprend. Mais je m’inquiète que la société soit en pagaille, qu’elle se déchire, que cette crise sanitaire excite les vindictes…".

En amont du disque, le groupe a, lui aussi, connu son séisme interne, sa déchirure en quittant La Fontaine du Mont, leur demeure communautaire, cosmopolite et utopique, à Mûrs-Erigné, près d’Angers, un "centre de création artistique", où défilaient des groupes africains, coréens, russes et des enfants du village.

Après dix-sept ans d’expérience heureuse de citoyenneté en musique, les Lo'Jo se sont vus délogés par la nouvelle municipalité, "de petits notables rongés par la malveillance et la mauvaise foi", selon Denis. Mais, là encore, le poète s’adapte : "Je fais l’apprentissage de la solitude. Je me repose de l’émotion collective, dit-il. En un sens, la vie communautaire m’a un peu rincé. Nous étions six, qui recevions en permanence. Et j’étais responsable de l’établissement : régisseur, psychologue, animateur, parfois jusqu’à l’aube…"

Laisser des traces

Dans ce silence, dans cette solitude nouvelle, la musique affleure, forte, avec sa cohorte d’images et ses traces indélébiles d’aventures. Ainsi, dans le chamanique Transe de Papier, s’élèvent les souvenirs de Séoul, des bribes chinoises et des escapades dans l’océan Indien, avec ses "bals la poussière" et son créole réunionnais, langue "étrangement familière".

Ainsi, chaque disque de Lo'Jo reçoit en son sein, les bruits, les couleurs, les langues des mondes arpentés par le groupe. Et, en un sens, Lo'Jo rend en retour au monde ce qu’il lui a emprunté : "Au fil de nos tournées nous avons creusé des petites niches sur la planète, laissé des sillages dans le désert, des traces en Inde, dans le Rajasthan", dit-il.

La bohème, le poème : voici bien ce qui parcourt les titres de Transe de Papier, ces périples intérieurs et extérieurs, sur ce disque au beau titre, évocation de la transe douce, qui s’empare de Denis, lorsqu’il s’adonne à la calligraphie, célébration de l’Écriture et de cette formule biblique, "au commencement, était le verbe".

Sur les pistes façonnées par Nadia et Yamina Nid el Mourid, Richard Bourreau au violon et Alex Cochennec à la basse, apparaissent l’image d’un "hôtel du souvenir" aux passagers hypnotiques, croisés l’espace-temps d’un regard, ces rencontres inachevées, leurs ombres, nos rêves ; un vieux piano bancal qui parle d’Océan ("et le reste, il s’en moque") ; un "black bird", allégorie de la mort d’un ami, un pétrel, cet oiseau noir de La Réunion, incarnation d’une esclave fugitive ; la voix tamasheq d’un nomade, qui dénonce les séquelles des essais nucléaires dans le Sahara, ou le chant de cette femme du désert qui imite le bruit des bombes ; et, bien sûr, tous ces essentiels minuscules, ces petits riens qui nous bouleversent, comme des étincelles de mots, comme une chanson de Lo'Jo… "Je sens que s’accroît ma fragilité sensible", confesse Denis. 

Des chansons à l’odeur de jasmin

Et pourtant, à mesure que le temps avance, le chef de bande joue l’épure. "Je tamise beaucoup, explique-t-il, je me situe au bord du gouffre du silence total, de l’entière discrétion. J’ai peut-être pris beaucoup de place auparavant. Il est temps de partager le territoire."

Ainsi, désormais, Nadia et Yamina, aux chœurs et aux percussions, occupent-elles davantage le devant de la scène, mises en lumière par le talent de réalisateur de Justin Adams (Robert Plant, Tinariwen, ndlr). "Il avait des envies de mise en scène. Il voulait qu’on nous 'voit' à travers notre musique, qu’on sente notre présence", résume le chanteur. 

Et puis, au creux des chansons, Lo'Jo convie deux invités prestigieux. Il y a d’abord le batteur Tony Allen, peu de temps avant sa disparition. Et aussi ce vieux compagnon de route du groupe, Robert Wyatt, qui dans son français balbutiant, comme un souffle, une respiration, récite ce vers de Denis qui pourrait bien être la clef de Lo'Jo : "Une chanson qui flâne dans le jardin/ elle sent le lys et le jasmin/ La mienne, elle prend le pouls des solitudes/ Car je suis l’incertain, qui dérobe le parfum/ au deuil de quelques roses".

"Je pense qu’une chanson se colore de son paysage : elle prend les odeurs du désert, elle sent le sable et la lune, explique Denis. Je suis l’incertain, car tandis que d’autres s’entre-déchirent à coup de vérités politiques ou religieuses, je cultive le doute, me réjouis du présent et soigne ma solitude face au monde."

Et Lo’Jo, c’est bien cela : les sons du monde qui frappent à la porte de nos cœurs. Et aussi l’amour des énigmes inaugurales, comme cette question métaphysique posée par Denis au cœur de Blackbird : "Qu’est devenu celui qui inventa le mot 'musique' ?"

Lo’Jo Transe de Papier (Yotanka) 2020
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