Wati Watia Zorey Band : l'archipel créole aux oreilles grandes ouvertes
Après un 1er album hommage au Réunionnais Alain Peters, Wati Watia Zorey Band trempe toujours sa poésie jubilatoire dans les richesses créoles, en assumant d’être "Zorey" ("français de métropole", en créole). Avec ce dernier album Deliryom, le groupe emmené par Rosemary Standley (chanteuse de Moriarty) et Marjolaine Karlin fait aussi un détour par Haïti et la Guadeloupe.
Tout est question de traces et de mémoires. Comme l’ivresse, les rythmes et les musiques laissent des échos invisibles qui viennent enchanter les avenirs sombres et sublimer les passés les plus cabossés. Au-delà des histoires des géographies.
À leur manière, les Wati Watia secouent ces vertiges trempés dans le rhum et les déchirements coloniaux en revisitant et avec grâce et humilité, des hits créoles, signés Alan Peters, Toto Bissainthe ou René Geoffroy du groupe Kan’nida.
Rosemary Standley (que l’on a connu avec Moriarty ou au sein du duo Birds on a Wire) et la rockeuse Marjolaine Karlin donnent leur voix et leur âme à ce projet atypique. Elles se sont rencontrées pendant un concert de maloya au festival Africolor à Paris. Très vite, les deux chanteuses se trouvent et se retrouvent au sein de cette famille lointaine, et pourtant familière, à la fois mélancolique et joyeuse : les musiques créoles, hantées par des héros magnétiques.
Leur premier coup de foudre insulaire, c’est Alan Peters, monument de la musique réunionnaise et poète maudit qui flirtait avec les marges et les vapeurs d’alcool, et chantait son abîme, avant de s’éteindre à 43 ans, en 1995.
Le magnifique premier album de Wati Watia (Zanz in Lanfèr) sorti en 2016 lui rendait hommage avec une instrumentation libre loin des codes du maloya et de l’uniformisation (banjo, harmonica, guitares slide et blues d’un autre monde, échos, etc.). Ananda Devi, la fille du légendaire Alain Peters, sous le charme, leur donne sa bénédiction, et leur laisse magnifier le fameux hymne Rest’là Maloya en un blues métaphysique infusé par la langue poétique et insoumise de son père. Elle leur offre même deux titres inédits à reprendre.
Un répertoire créole atypique
Depuis, le Wati Watia a patiné sa mélancolie joyeuse sur des dizaines de scènes, et le chapitre 2 de cette expérience collective hallucinatoire s’écrit toujours autour des voix de Rosemary et de Marjolaine, avec de nouveaux musiciens aux profils très divers - Jennifer Hutt (violon), Gérald Chevillon (saxophone, flûte), Chadi Chouman (banjo, guitare) et Salvador Douezy (percussions) - qui envoient toujours ce répertoire créole atypique dans un territoire suspendu, où tout se transforme, rien ne se perd, et surtout pas l’esprit des auteurs…
Alors ce n’est pas un hasard si le deuxième album de Wati Watia s’appelle Deliryom. Le delirium tremens est un syndrome lié à un sevrage alcoolique brutal qui se manifeste principalement par une désorientation spatio-temporelle, des sueurs, des tremblements, et une accélération du rythme cardiaque…
"C'est un mot d'une puissance évocatrice infinie, posé comme une bombe au cœur de Rét'pri, la chanson qu'Ananda Devi nous a confiée quand nous lui avons demandé d’écrire un texte sur son père, explique Marjolaine Karlin. Pour des métropolitains comme nous, le déliryom peut aussi signifier notre propre désorientation face au créole. La langue est infusée par un esprit différent du nôtre. Mais si mes tripes avaient la parole, elles parleraient créole ! Dans cette poésie, j’entends mes propres questionnements intimes, et les réponses à imaginer avec la langue pour survivre à la barbarie, aux effondrements et aux grands traumas de l’Humanité comme la Shoah ou l’esclavage. Chanter en créole, ça vient redonner de l'entièreté !"
Leur version d’une créolité imaginaire
Pour saisir les bouleversements de notre époque chahutée, le célèbre auteur martiniquais, Édouard Glissant, appelait à accueillir les pensées métisses et créoles, "ces pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, et l’ambiguïté". Et c’est ce que fait Wati Watia en toute liberté.
"On n’a pas la prétention copier les originaux, dont la qualité est inatteignable. On incarne simplement notre version d’une créolité imaginaire qui nous parle" plaide humblement Marjolaine.
Dans ce nouveau Deliryom, leur voyage questionne toujours les marges de l’Occident et des mémoires, au-delà des clichés colorés, en passant aussi cette fois par Haïti et la Guadeloupe. "Derrière la carte postale d’îles paradisiaques, il y a aussi beaucoup de douleurs nées de l’esclavage, mais aussi des mélanges complexes. Et les musiques créoles expriment ces allers et retours et ces rencontres improbables, avec le rock psychédélique occidental des années 70, par exemple, dans le cas de Peters" explique Rosemary.
Quelques soient les misères ou les douleurs, de la Réunion, d’Haïti et d’ailleurs, sa quête reste universelle : "Faut ni aim a nou" – il faut qu’on s’aime nous-mêmes – rugit Alain Peters dans Ti Cabart, transpercé dans le Deliryom de Wati Wata par un violon déchirant. Peu importe la version, il reste l’ivresse.
Wati Watia Zorey Band Deliryom (Modulor) 2022