GILLES SERVAT
Après une carrière longue de 28 ans, le Breton Gilles Servat nous offre aujourd'hui, à travers un album enregistré en public, "Touche pas à la blanche hermine", une synthèse vibrante, au goût d'Irlande, d'années jalonnées de succès. Au nombre de ces titres "La blanche hermine", symbole de la Bretagne : cette petite bête, coincée par des molosses au bord d'une mare boueuse, préféra, raconte la légende, mourir plutôt que souiller sa robe. Comme elle, comme les musiques bretonnes, Gilles Servat a failli disparaître au détour des années 80. Et comme elle, avec les musiques bretonnes, il a crevé les flots boueux en juillet 1993 grâce à une grande tempête. Celle de "L'Héritage des Celtes".
Les extraordinaires aventures de la blanche hermine
Après une carrière longue de 28 ans, le Breton Gilles Servat nous offre aujourd'hui, à travers un album enregistré en public, "Touche pas à la blanche hermine", une synthèse vibrante, au goût d'Irlande, d'années jalonnées de succès. Au nombre de ces titres "La blanche hermine", symbole de la Bretagne : cette petite bête, coincée par des molosses au bord d'une mare boueuse, préféra, raconte la légende, mourir plutôt que souiller sa robe. Comme elle, comme les musiques bretonnes, Gilles Servat a failli disparaître au détour des années 80. Et comme elle, avec les musiques bretonnes, il a crevé les flots boueux en juillet 1993 grâce à une grande tempête. Celle de "L'Héritage des Celtes".
Eté 72 : des milliers de jeunes entonnent, aux six coins de France, l'histoire d'un maquisard breton, située à une époque indéterminée : "La blanche hermine". Quand, lors d'un concert, arrivent les premières notes de cette chanson, le silence se fait quasi-religieux. Puis chacun reprend : "J'ai rencontré ce matin/ Devant la haie de mon champ/ Une troupe de marins/ D'ouvriers, de paysans/ Où allez-vous camarades/ Avec vos fusils chargés ?/ 'Nous tendrons des embuscades/ Viens rejoindre notre armée'." Les voix s'enflent au refrain : "La voilà, la blanche hermine/ Vive la mouette et l'ajonc/ La voilà, la blanche hermine/ Vive Fougères et Clisson !" Le chanteur s'appelle Gilles Servat. Il possède, et pour trente ans au moins, la plus belle voix grave de Bretagne et même de France. Il soulève, dans la foulée de François Béranger, les foules post-adolescentes de l'après-68...
Gilles Servat voit le jour le 1er février 1945, loin de Bretagne : à Tarbes, au pied des Pyrénées. Ses parents sont bretons mais c'est à Cholet, en Vendée, qu'il grandira. La capitale française du mouchoir fin... Etudiant aux beaux-arts d'Angers, c'est volontairement qu'il rencontre la Bretagne : pour reconquérir sa culture et, dans un premier temps, sa langue. Sur l'île de Groix, au sud de la Bretagne, face à Lorient, il compose ses premières chansons vers 1969. "Quand j'ai commencé à chanter, confiait-il au magazine Chorus en octobre 1996, il y avait une minute de breton par semaine à la télévision et très peu à la radio. Je n'aurais pas cru que le breton finirait par entrer dans les classes de l'enseignement public ou privé... Je suis très heureux d'avoir participé à ce retour de dignité de la langue bretonne."
Gilles Servat n'aura pas à attendre longtemps la renommée : premier 45-tours en 1970 avec, déjà, "La blanche hermine". Premier album, sans nom, en 1972 : sur sa couverture, Gilles Servat apparaît vêtu d'un ciré jaune, le regard perdu vers un horizon que l'on suppose marin. Aussitôt, c'est le succès : ce premier disque recèle, en dix morceaux, sept succès bientôt connus par coeur par une génération entière, fascinée par cette voix puissante et par cette inspiration simple, poétique et revendicative. Une inspiration dès le début largement partagée entre chants engagés à la gauche de la gauche ("Les prolétaires", "La blanche hermine"), hymnes en langue bretonne ("Gwerz Maro Pontkallek") et prises de distance ironiques ou tragiques avec un nationalisme breton étroit ("Koc'h ki gwenn ha koc'h ki du", "Les Bretons typiques" et la version Servat du traditionnel "An Alarc'h"). En chantant, en langue bretonne, sur l'avant-dernière plage de ce tout premier album, la discrète ballade "Me zo ganet", Gilles Servat ne se doute certainement pas qu'il fredonne les notes qui, vingt-et-un ans plus tard, assureront son retour triomphal sur les scènes de France...
Entre 1972 et 1983, Servat sort, soutenu par la multinationale du disque Phonogram/ Philips, dix albums et plus de cent chansons, au nombre desquelles les superbes "L'hirondelle" ("Mon beau pays/ Par l'hiver soumis...", 1974) et "Je vous emporte dans mon coeur" (album "Je ne hurlerai pas avec les loups", 1983). Deux morceaux que l'on retrouve aujourd'hui sur "Touche pas à la Blanche hermine", l'album en public du retour. Un retour miraculeux.
Car Gilles Servat, comme nombre d'artistes des années engagées, a eu du mal à survivre à l'arrivée au pouvoir, en mai 1981, du socialisme réaliste. De 1984 à 1994, il continuera néanmoins à enregistrer six albums, dont "Mad in Sérénité", prix Charles-Cros 1988, et "Avant de parti"r (1994), un album sombre qui commence par "Kan bale Nevenoe", un titre du mythique chanteur breton, aujourd'hui disparu, Glenmor (dont le nom signifie littéralement "Terre-Mer"). Un titre que Gilles reprend aujourd'hui magistralement sur "Touche pas à la blanche hermine". A partir de 1986, Servat s'essaie aussi à une série de romans de science-fiction, "Les Chroniques d'Arcturus" (éditions L'Atalante), épopée celtique inspirée par des récits mythologiques irlandais.
L'histoire artistique de Gilles Servat est étrangement parallèle à celle d'Alan Stivell, le plus connu des chanteurs bretons contemporains : succès fou lors de la première renaissance celtique, en 1972, résistance active à partir de 1982 et retour discret, puis appuyé, à partir de 1993. Pour Stivell, l'album du retour se nomme "Again", fin 93. Pour Gilles Servat, le trajet sera un tantinet plus tortueux.
Ce parcours de résurrection commence précisément à la mi-92, lorsque Servat, lassé de la semi-clandestinité, décide de réenregistrer, à Brest, onze de ses plus grands succès pour en faire un quinzième disque, "Les albums de la jeunesse". On y trouve, à côté de l'incontournable "Blanche hermine", une reprise du "Me zo ganet" de 1972. Mais pas n'importe quel "Me zo ganet" : celui-là est arrangé et accompagné à la guitare par un breton discret, Dan Ar Braz, qui a été, excusez du peu, guitariste de Stivell, de Fairport Convention (les inventeurs anglais du folk rock) et de Jacques Higelin...
Ce même Dan Ar Braz réalise, le 25 juillet 1993, un vieux rêve - et un génial coup de poker : au Festival de Cornouaille, à Quimper, il rassemble 75 musiciens venus de tous les pays celtes : Irlande, Ecosse, Galles et Bretagne. Ce chant d'amour démesuré à un pays déifié s'intitule "L'Héritage des Celtes". Dan Ar Braz a invité ses vieux copains Gilles Servat et Jean-François Quemener à y interpréter "Me zo ganet" et... "La blanche hermine". Le succès de "L'Héritage des Celtes", immédiat, met la puce à l'oreille de la multinationale Sony : dix ans après Phonogram, Gilles Servat ne va pas tarder à retrouver la force de frappe d'un géant mondial du disque, qui a déjà accompagné vers la célébrité les Corses d'I Muvrini. Cette fois, le géant est japonais.
Pilier du gigantesque banquet celtique de Quimper (il en a assuré la réalisation avec Dan Ar Braz), l'Irlandais Donal Lunny, ancien membre des Planxty, ne tarde pas à se prendre d'amitié pour le Breton à la voix de bronze. Même convergence avec deux autres acteurs essentiels de "L'Héritage des Celtes" : l'ingénieur du son irlandais Brian Masterson et le producteur quimpérois Jacques Bernard. Servat et eux se retrouvent dès la mi-94 pour graver sur disque (Columbia/ Sony 477 763) "L'Héritage des Celtes" : succès mondial. Quasiment au même moment, Gilles sort son seizième album, "Avant de partir", sur le petit label Keltia Musique : succès d'estime...
Enfin, en 1996 paraît "Sur les quais de Dublin" (Columbia/ Sony 484 151), l'album de la résurrection définitive de Gilles Servat. Gilles y retrouve Donal Lunny aux arrangements et Brian Masterson à la prise de son. Quant à Jacques Bernard, c'est lui qui a proposé à Gilles de réaliser un de ses vieux rêves : aller enregistrer à Dublin dans le prestigieux studio de Windmill Lane, qui a vu passer U2, Mark Knopfler, les Chieftains et les Rolling Stones. Rêve du bout du rêve : Gilles retrouve, sur une reprise du "Dirty old town" des Pogues, le légendaire Ronnie Drew, pivot des Dubliners. Voix ultra-basse, frottée au tabac et au whisky, de Drew contre voix de tempête de Servat, ce duo bilingue se nomme, en français, "Vieille ville de merde"... Gilles Servat est désormais prêt à retourner sur les grandes scènes bretonnes et françaises. Dont l'Olympia, le 19 novembre 1996...
On retrouve aujourd'hui le duo Drew-Servat comme un des sommets de "Touche pas à la blanche hermine", le second album "live" de Servat (le premier, "En Public", date de 1981). Un album remarquable, rempli de fête et de fureur grâce aux instruments et aux rythmes irlandais, qui donnent une nouvelle jeunesse au répertoire de Gilles. Mais pourquoi ce titre agressif, "Touche pas à la blanche hermine" ? C'est que, nous explique Servat, "Le dirigeant du parti d'extrême-droite français est né à la Trinité-sur-Mer, dans le Morbihan, il porte un nom breton, et nous voilà suspects, nous, notre musique et notre langue. Son parti rend suspect tout ce qu'il touche. Il s'empare des symboles. "La blanche hermine" en est un. Il veut se l'accaparer." Ironie de l'histoire : ce parti a fait chanter dans certains de ses meetings l'hymne martial de la gauche révolutionnaire bretonne... Sans doute n'en a-t-il retenu que le côté martial - ou l'adjectif "blanc"... Toujours est-il que cette originale tentative de détournement de sens engendre, sur cet album hors du commun, une jupitérienne colère : le texte de "Touche pas à la blanche hermine", au lyrisme qui flirte avec celui de Maïakovski ("Qu'est-ce que j'apprends ?"), est incontestablement un sommet de cet album. L'autre pic, côté jouissance, étant sans doute l'instrumental "Irish suite", pendant de la "Scottish suite" de "L'Héritage des Celtes". Désormais remis en selle, et de quelle manière, Gilles Servat a pu engendrer la seconde renaissance des musiques celtiques, aux côtés d'Alan Stivell et de Dan Ar Braz. La jeune génération bretonne, qui a vendu des centaines de milliers d'albums avec Manau et Matmatah, sait ce qu'elle doit à ces trois hommes.
Jean-Claude Demari