Voyage au coeur du Secteur Ä

Le Secteur Ä, qui a révélé Doc Gynéco, Passi et Stomy Bugsy (plus d'1,5 million d'albums vendus à eux trois), se dévoile par l'intermédiaire de son fondateur et mentor, Jérôme "Kenzy" Ebella.

Trois familles règnent sur le rap français, second marché hip hop au monde. Celles de NTM et de IAM, bien sûr, mais aussi celle du Secteur Ä, où gravite la fine fleur des rappeurs de Sarcelles, en région parisienne : Ministère Amer, Doc Gynéco, Passi, Stomy Bugsy, Arsenik, Neg'Marrons, Hamed Daye, Futuristic. Jérôme "Kenzy" Ebella, patron rusé du Secteur Ä, admirateur de la Black Nation, parle de ses artistes, de son business, de la façon dont le rap est encore perçu, sans se départir d'un certain esprit provocateur. Discours de la méthode.

Avec ses quatre départements (Edition, Production, Management, Image), le Secteur Ä est structuré comme une petite major. Comment faites-vous fonctionner tout cela ?
Il n'y a aucune interférence. Nous essayons d'avoir une politique d'ensemble sans que l'ensemble nuise aux particularités de chacune des structures. Nous examinons individuellement le cas de chaque artiste. Nous voulons que chaque structure se développe à son rythme. L'effort à produire sur un jeune artiste est toujours supérieur à celui nécessaire pour un talent confirmé. Quand ce sont des artistes qui n'ont rien fait avant, il vaut mieux les mettre dans une maison de disques et juste assurer la production exécutive. Ministère AMER, on le produit maintenant, il y a cinq ans on l'aurait mis directement dans une maison de disques. En 1998, nos premières productions, Arsenik et "Secteur Ä à l'Olympia", se sont vendues à 150.000 et 200.000 exemplaires.

Sur un artiste, comment se répartit le travail entre Secteur Ä et les maisons de disques ?
Nous gérons l'artistique, la maison de disques le marketing. Ce sont deux choses qui appellent des compétences, des personnes et des métiers différents. Nous essayons de pousser l'artiste au bout de sa créativité pour savoir où il veut aller. Une fois que le produit sort du studio, on va travailler avec d'autres personnes, dans des maisons de disques, sur le développement et l'avenir qu'on va donner à ce produit. La maison de disques n'entre pas dans la production de l'artiste et l'artiste n'entre pas dans le plan marketing de la maison de disques.

L'artiste est donc obligé, en contre partie, de se plier à ce qu'aura décidé le chef de projet de la maison de disques...
Dans la mesure où l'artiste vient chez nous, il sait d'avance qu'il aura un certain nombre de promos à faire. Maintenant, il aime assez son disque pour aller le défendre aussi bien dans "Radikal" que chez Dorothée.

Dix ans auparavant, beaucoup entretenaient une grande méfiance vis-à-vis de la télé...
Bien sûr, mais cela a disparu.

Qui a changé ? La télévision ou les artistes ?
Les artistes ont compris que pour que leur message atteigne la masse, il faut qu'ils passent par des médias de masse.

Pour se développer, le Secteur Ä va-t-il partir à la recherche de partenaires ?
Non. On connaît des gens avec qui on veut travailler et qui ont fait leurs preuves. Des gens qui viendront de très loin et n'auront pas l'esprit empoisonné par le microcosme du show-biz parisiano-parisien.

Que reprochez-vous à ce microcosme ?
En France, le business m'exaspère. A part un ou deux directeurs de label, je trouve le reste médiocre. Des gens comme Emmanuel De Buretel savent qu'ils sont des banquiers - car lorsque tu es PDG de Virgin Europe, tu es un banquier - et qu'ils font des prêts à des entreprises comme la mienne. Bien sûr, le retour sur investissement, ils le mettent sur ce qu'on leur emmène à développer. Ce que j'aime bien, c'est avoir en face de moi des directeurs de banque, et pas de label, qui sont assez intelligents pour savoir que jamais ils n'auront un mot à dire sur l'artistique. Tous les gens qui ont cette intelligence-là auront la chance un jour de travailler avec nous. Quand je dis que la France m'exaspère, ça veut dire que les gens ne sont pas comme aux Etats-Unis où ils disent : "Voilà, on rachète ta structure, on te donne tant d'argent, elle nous appartient, tu fais ce que tu veux dedans tant que ça nous rapporte de l'argent. Et le jour où ça ne nous en rapporte plus, bye bye".

Le département Image, ne sert-il qu'à promouvoir vos artistes, via des clips, des documents ?
Ça n'aura pas tout le temps rapport avec le rap.

Pourtant, jusqu'à présent, il n'a fait que ça.
Il a produit les deux premiers clips d'Arsenik, le premier de Janick et le "Secteur Ä à l'Olympia" qu'on a vus à la télé.

Aujourd'hui, vous vous sentez plus producteur ou manager ?
Je suis plus un producteur. J'aime bien le côté manager. Mais quand tu es conseiller d'artistes, tu parles, tu parles... Producteur, tu passes de la parole à l'acte. Quand tu gères complètement la structure, en plus, tu manages tout le reste. Etre éditeur me permet de trouver de nouvelles plumes, de nouveaux auteurs-compositeurs, et manager, conseiller des artistes jusqu'à ce qu'ils arrivent à vendre 800.000 albums pour certains, 200.000 pour d'autres. Il y a aussi une foule de choses à faire à l'image, mais nous n'avons pas encore tous les moyens. J'englobe ces quatre métiers car je n'arrive pas à faire une seule chose. Je suis efficace quand j'ai quatre ou cinq dossiers en même temps.

Quelle est votre méthode ?
Je génère des idées, des projets. Ensuite, je délègue et viens de temps en temps vérifier si c'est conforme à ce que j'avais planifié. Au début, il fallait que je sois là souvent. Maintenant, je le suis de moins en moins. Bientôt je ne le serai plus du tout. Mais je serai toujours à la naissance de l'idée. Je veux avoir le contrôle de tout pour ça, pas pour l'argent.

Depuis le succès grand public de Doc Gynéco, de Passi ou de Stomy Bugsy, les maisons de disques s'intéressent-elles encore à des rappeurs plus radicaux ?
Oui, car le Secteur Ä c'est aussi Arsenik... Mais je pense qu'il ne faut pas regarder le futur dans un rétroviseur. Ce qui m'intéresse, c'est le présent et le futur, pas le passé, sinon après avoir managé Doc Gynéco, qui a vendu 800.000 albums, je serais parti chercher une place dans une maison de disques. Comme beaucoup ont fait. Pour l'instant, je suis là et j'ai beaucoup à faire encore. Et puis, je sais pertinemment que je suis noir et qu'un noir n'aura jamais de place dans une maison de disques.

Croyez-vous toujours cela aujourd'hui ?
Bien sûr, même en 1999. C'est pour ça que je suis obligé d'avoir ma propre affaire. Je suis noir foncé et je ne veux pas être le laquais de De Buretel, de Nègre ou d'Albertini (présidents français de Virgin, Polygram, Sony : ndlr). Je suis donc obligé de travailler pour mon compte. Je ne serais toujours qu'un client de la banque. Ma place dans une maison de disques comme Virgin, je n'y crois pas avant l'an 3000.

Pourtant, la chanson française est de plus en plus basanée.
Tout à fait. La chanson française sera même noire à un moment. Il y a des chances qu'il y ait beaucoup d'auteurs noirs qui fassent des merveilles dans la chanson française. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas qui génère l'argent, mais qui contrôle l'argent généré.

Aucun banquier noir, à ma connaissance.
C'est ce qui me chagrine. S'il y avait eu des maisons de disques avec un noir à la présidence, je serais parti y travailler directement.

Vu le succès des artistes du Secteur Ä, les relations ne sont-elles pas plus simples aujourd'hui ?
Ce sont toujours des rapports de client à banquier. Je n'ai pas d'ami en maison de disques.

Et vous, quelle est votre attitude envers eux ?
Nous, on essaie juste de faire notre truc, comme on a toujours fait, à notre vitesse, avec notre culture et la musique de France. Les règles du jeu, nous les connaissons mais nous ne serons jamais dedans.

Passons à vos projets.
Nous avons cinq projets d'albums, dont les prochains Ministère AMER, Futuristic, Neg'Marrons...

Qui devraient sortir quand ? Avant l'été ?
Dès que c'est prêt, ça sort. Je ne me préoccupe pas de savoir si nous sommes le jour de Noël ou le Jour de l'An. Je ne veux pas entrer dans ce carcan des règles de marketing des maisons de disques, qui sortent des disques trois jours avant la pleine lune. On m'a dit : "Ne sors pas Arsenik au mois de juin car, à partir du mois de mai, plus personne n'achète de disques". Cinq mois après, il était Disque d'Or. On m'a dit : "Ne sors pas Secteur Ä à l'Olympia en juillet, c'est suicidaire". Nous en sommes maintenant à 200.000 exemplaires.

Parlez-nous du nouveau Doc Gynéco ?
Nous allons continuer à travailler sur "Liaisons dangereuses" pour faire en sorte que ça se vende.

Ça ne doit pas être trop difficile pour en faire parler dans les médias.
C'est toujours dur. Ce n'est jamais acquis pour nous.

Pourtant, le duo Doc Gynéco/Bernard Tapie est un coup médiatique assez fameux.
Non, je crois que c'est une volonté d'un jeune et d'un vieux chanteur de faire un projet ensemble.

Comme ancien chanteur français, on pourrait penser que son choix se porte sur un nom plus évident (Tapie n'a enregistré en tout et pour tout que deux singles dans les années 60).

Oui, mais quelle que soit l'activité que peut faire Bernard Tapie aujourd'hui, elle sera toujours médiatisée. S'il devient directeur de l'Opéra de Paris ou président du FC Rennes, ce sera autant médiatisé. Il y a des gens qui arrivent à un niveau de notoriété tel que leur entrée dans les W.C. ou leur sortie de studio se fait sous le même éclairage.

Croyez-vous que ce soit vraiment une volonté de Bernard Tapie ou que celui-ci a profité de l'opportunité médiatique qui lui était offerte ?
Tapie, on ne lui a pas mis un pistolet sur la tempe pour l'amener en studio.

"Liaisons dangereuses" est plus un projet concept qu'un véritable deuxième album studio de Doc Gynéco. Travaille-t-il à présent sur son prochain LP ?
Non, pas encore. A mon avis, pas avant septembre.

Et les autres stars du Ministère AMER (Passi, Stomy Bugsy) ?
Ils vont préparer leur deuxième album solo, puis nous allons tous nous retrouver pour le troisième album de Ministère AMER.

Finalement, quel bilan tirez-vous de l'année 1998 dans l'univers du rap ?
A chaque fois que des gens veulent se tirer trop rapidement de la base rap, ils finissent à "Galaktika" (le dernier single de MC Solaar : ndlr). Il faut pouvoir s'exporter vers d'autres groupes de la population française sans quitter le nid de base. A trop vouloir être ouvert à tout le monde, on finit par perdre l'essentiel, le rap. Sinon, mon sentiment sur le reste de l'année est qu'il n'y a pas beaucoup d'albums de rap qui m'ont fait bondir, à part ceux de la Fonky Family et d'Arsenik. Pourtant, il y a des artistes dans le rap qui sont très forts.

Est-ce dû à un trop-plein de rap ou bien les maisons de disques gèrent-elles cette musique comme elles avaient géré le rock, c'est-à-dire sitôt récupéré, sitôt poli ?
Je crois que c'est plus un suicide qu'un meurtre. Il y a eu un meurtre du rock, mais il y a un suicide du rap parce que les gens dans le rap font de plus en plus ce qu'ils croient qu'on attend d'eux. Ils se castrent au niveau de la créativité. La relève arrivera forcément, car il y a des bons auteurs-compositeurs dans le rap, aujourd'hui. Le 14 février, nous sortirons une compilation, "première classe", qui sera l'état des lieux du rap en 1999.