Bratsch
Cinq musiciens français jouent depuis quinze ans les musiques traditionnelles des Europe de l'Est: un chemin fantasmé entre cultures slaves et Grèce, entre Arménie et Limousin, qui convainc à la fois le public et les musicologues
Le voyage
Cinq musiciens français jouent depuis quinze ans les musiques traditionnelles des Europe de l'Est: un chemin fantasmé entre cultures slaves et Grèce, entre Arménie et Limousin, qui convainc à la fois le public et les musicologues
«Nous ne sommes pas des vrais musiciens traditionnels, dit François Castiello. En France, nous n'avons pas de tradition musicale très riche, alors que, dans les musiques roumaines, yougoslaves, bulgares, il y a des choses extraordinaires à découvrir au niveau de l'expression et du jeu. Nous, nous sommes devant ces musiques un peu comme pouvaient l'être des musiciens européens blancs devant le jazz dans les années 50.»
L'analogie est pertinente: de même que des musiciens européens surent s'approprier le jazz et devenir les partenaires, les interlocuteurs voire parfois les concurrents des jazzmen américains, Bratsch a conquis les musiques de l'Europe orientale, jusqu'à figurer dans les compilations et les collections de musiques traditionnelles.
«Les gens ne savent pas trop où nous cataloguer. Nous ne sommes pas dans la world music, nous ne faisons pas de la musique traditionnelle puisqu'on ne puise pas dans nos propres traditions, nous ne sommes pas des puristes qui gardons un trésor. Nous aimons mélanger les choses, nous créons notre musique par rapport à l'imaginaire de chacun d'entre nous.»
Il y a quinze ans que ces cinq musiciens français travaillent ensemble: Dan Gharibian à la guitare, François Castiello à l'accordéon, Pierre Jacquet à la contrebasse, Bruno Girard au violon et Nano Peylet à la clarinette. Le groupe a repris le nom du violon alto populaire de Hongrie, le bratsch et, au début, il y a la Russie et les musiques des tsiganes d'Europe de l'Est. Petites salles, premiers succès. Bratsch comptera beaucoup dans la vogue croissante de ces musiques en France et un peu partout en Europe.
Mais, alors qu'aujourd'hui fleurissent les groupes plus ou moins tsiganes (les Yeux Noirs, Urs Karpatz...), Bratsch a émigré. «Depuis cinq ou six ans, nous avons abandonné les musiques slaves», reconnaît François Castiello. Dans son nouveau spectacle, installé pour tout le mois de mars dans une nouvelle salle parisienne, La Maroquinerie (où il enregistrera dans quelques jours, en public, son prochain disque), Bratsch voyage dans les Balkans, en Arménie, en Grèce et même en France. L'Est ce sont Roumanie, Yougoslavie et Bulgarie où les musiciens puisent à plein bras vieilles mélodies et inspiration de nouvelles chansons. L'Arménie, c'est la terre natale de la mère de Dan Gharibian, lui-même né de père italien dans la banlieue de Lyon mais passionné par ces racines-là. La Grèce, c'est ce rebetiko des caves et des arrières-salles turbulentes où, à l'écart du jour, musiques grecque, turque, albanaise ou juive se sont mariées pour constituer une sorte de blues rebelle et rêveur. La France, c'est d'abord le Limousin de Nano Peylet, où la langue parlée par les vieux de jadis est aujourd'hui presque complètement perdue, et que chante aussi Bratsch. Et puis c'est la langue française, qui pose des questions singulières au groupe, habitué à chanter dans toutes sortes de langues européennes. «On se sert des langues comme d'un instrument. On sait ce que la chanson veut dire, mais pas forcément le sens de chacun des mots. Maintenant, quand je chante une chanson en français j'ai la même attitude: je sais le sens de la chanson mais j'essaie surtout de lui trouver une ambiance, sans m'occuper de chacun des mots.»
Parmi les paroliers récents de Bratsch, on note Simon Abkarian, comédien étonnant révélé il y a quelques années au théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. «C'est un copain du groupe. On se voit souvent et il chante, il boit et il danse avec nous.» Le comédien a aussi mis en scène Bratsch dans un univers en noir et blanc qui épouse la singularité de la Maroquinerie: une cave profonde propice aux conspirations et aux murmures. Conciliabules du groupe et toasts portés dans une langue indistincte, mines de comploteurs, Bratsch fait aussi un voyage dans les gestes, les atmosphères, le rêve. Leur musique et leur spectacle naviguent dans le mythe: le mythe du village lointain, le mythe de la migration, le mythe de la «tsiganie». «Nous sommes des rêveurs, dit Français Castiello. Nous fantasmons beaucoup la musique. Les gens de là-bas ne la jouent pas comme ça. J'ai joué récemment avec une fanfare de Macédoine: ils jouent aux répétitions, avant les répétitions, après les répétitions, ils vont jouer dans la rue dès le réveil, il jouent encore après le concert. Ils ne jouent pas seulement pour des gens assis devant la scène.»