Yves Simon
Depuis dix ans, Yves Simon n'avait pas sorti de disques. On croyait sa lyre définitivement brisée par le succès de ses romans. Prix littéraires (Médicis pour "La Dérive des sentiments", prix des Libraires pour "Le Voyageur magnifique", grand prix de poésie de la Sacem), succès commerciaux et traductions dans une dizaine de langues: Yves Simon est un écrivain comblé. Pourtant, dix ans après "Liaisons", voici "Intempestives" (chez Barclay), album marqué par les troubles de l'actualité comme par les questions et les bilans d'un romantique qui a dépassé les cinquante ans. Programmations et loops électroniques, pureté des guitares acoustiques, gravité des textes: un album dense et séduisant, qui sort alors que va paraître une compilation en trois CD des meilleurs titres des dix premiers disques d'Yves Simon (chez BMG).
Le retour d'un romantique
Depuis dix ans, Yves Simon n'avait pas sorti de disques. On croyait sa lyre définitivement brisée par le succès de ses romans. Prix littéraires (Médicis pour "La Dérive des sentiments", prix des Libraires pour "Le Voyageur magnifique", grand prix de poésie de la Sacem), succès commerciaux et traductions dans une dizaine de langues: Yves Simon est un écrivain comblé. Pourtant, dix ans après "Liaisons", voici "Intempestives" (chez Barclay), album marqué par les troubles de l'actualité comme par les questions et les bilans d'un romantique qui a dépassé les cinquante ans. Programmations et loops électroniques, pureté des guitares acoustiques, gravité des textes: un album dense et séduisant, qui sort alors que va paraître une compilation en trois CD des meilleurs titres des dix premiers disques d'Yves Simon (chez BMG).
RFi Musique : Est-ce angoissant de sortir un nouveau disque après dix ans de silence?
Yves Simon : Ça n'a jamais été très angoissant pour moi. Quand je faisais mes premiers disques, ça allait très vite, je me disais qu'un disque est pris dans une succession de disques, que c'est sur l'ensemble qu'on peut juger. Ce disque-là vient après plusieurs romans plutôt qu'après d'autres disques, mais c'est de toute façon une dynamique.
Vous vous sentez en dehors des impératifs commerciaux?
Non, tout simplement parce qu'un disque coûte cher à réaliser et que c'est un peu ridicule de gâcher de l'argent, même si ce n'est pas le mien mais celui d'une maison de production. Je me fixe un objectif très raisonnable qui assure l'équilibre. Au-delà, je n'ai pas d'ambition forcenée de réussite. Comme il y a dix ans que je n'en ai pas sorti, je ne sais pas qui achètera ce disque, encore que je fasse confiance aux gens qui ont acheté mes livres récemment. Je pense qu'un noyau dur doit avoir envie de savoir ce qu'est ce disque.
Vous avez toujours dit qu'il y avait une complémentarité, chez vous, entre la littérature et la chanson. Mais y a-t-il une concurrence entre ces deux écritures?
Déjà, il n'y a pas de hiérarchie. Je ne place pas, ce qui semblerait aller de soi, le roman au-dessus de la chanson. Même, je peux dire que j'ai beaucoup appris de la chanson pour écrire des romans - la précision, la concision de l'écriture. J'ai toujours pensé qu'il y a avait une complémentarité d'expression, l'une rapide, l'autre longue; l'une liée au temps, à l'époque dans laquelle on vit - la chanson -, alors que le roman a une complète liberté: Marguerite Yourcenar a écrit il y a presque trente ans "Les Mémoires d'Hadrien", qui se passe sous l'Antiquité, et c'est toujours un roman actuel. Quand on exerce les deux activités, il y a une vraie complémentarité.
Et puis, d'un point de vue pratique, c'est très agréable de changer de milieu, de fréquentations, de culture - chanteurs et écrivains n'ont pas du tout la même approche du temps, de l'actualité, du voyage. C'est très distrayant d'aller de l'un à l'autre et, en même temps, je me sens des deux milieux. J'aime profondément la solitude de l'écriture et j'aime aller contre ce tempérament et travailler en équipe, avec des musiciens, des techniciens du son.
Vous savez qui lit aujourd'hui vos livres; vous saviez, il y a dix ans, qui écoutait vos disques. Est-ce que vous savez qui va écouter celui-là?
Dans mes espoirs les plus fous, c'est le mélange des deux, plus une catégorie de population qui ne sait même pas que je fais des disques. Les gens qui ont lu à dix-huit ans "La Dérive des sentiments" ont aujourd'hui vingt-six ou vingt-sept ans, et ils n'ont pas connu mon disque précédent. J'ai vu dans des salons du livre des gens qui ne savaient pas que je suis chanteur et d'autres qui découvraient là que j'écris. L'idéal est que les choses se joignent, que les gens sachent tout.
Avoir deux publics différents pour la chanson et le roman, cela ne vous donne pas l'impression d'avoir deux vies?
Non, puisque je m'emploie à les réunir, à faire en sorte que chacun connaisse l'autre versant. J'ai été éduqué en cela par Brassens qui, un jour, m'a raconté que, la première fois que la télévision a invité un chanteur à 20h30, c'était lui. Il pensait que c'était parce qu'il était connu et, quand il a chanté "L'Auvergnat", le présentateur lui a demandé si c'était une nouvelle chanson. Il me disait: "Tu vois, on n'est jamais arrivé. Il faut toujours penser que les gens ne savent pas." Cela m'est resté à l'esprit.
"Les Intempestives" est un album plutôt inattendu, avec des machines et des programmations électroniques.
- Il y a des guitares, aussi. Cela dit, j'ai toujours aimé l'électronique. Il y en avait déjà dans les deux précédents albums et, en 1977, nous avions utilisé les premiers synthétiseurs arrivés sur le marché. Pour celui-ci, j'avais très envie d'utiliser tout ce qu'on peut faire électroniquement aujourd'hui, et pas seulement dans les sons. J'écris mes romans sur ordinateur et j'utilise beaucoup le "couper-coller". De même, pour un disque, j'aime prendre un groupe de sons et le déplacer. Dans une chanson avec couplet, refrain, couplet, refrain, j'aime pouvoir mettre deux refrains ou deux couplets à tel ou tel endroit. C'est d'une telle aisance...
Écoutez-vous beaucoup de disques?
Oui, surtout quand je fais un disque. Écrire un roman ou un disque, c'est une université permanente, ça me pousse - Dieu merci, parce que j'ai parfois une tendance à l'inertie et à la paresse. Je crois que j'achète plus de disques et de livres qu'il ne faudrait, et j'aime cette sorte d'obligation professionnelle d'avoir à écouter et d'avoir à lire. J'aimerais parfois vivre sur mon seul bagage, sur ce que je sais déjà ou ai déjà entendu, mais découvrir des gens comme Tricky, par exemple, alimente tellement ce que je fais... Sur la chanson "Mille et une nuits", il y a deux notes qui viennent d'un titre de son dernier album. En écoutant de la musique, je me charge pour faire d'autres choses, et c'est pareil pour les romans, et cela fonctionnerait aussi comme cela si je faisais des films.
Vous êtes un des rares à citer autant vos sources, vos inspirations et vos admirations, non seulement en interview mais dans vos chansons elles-mêmes.
J'aime bien cela. Ici, dans "Je me souviens", par exemple, la première chose est de rendre directement hommage à Georges Perec, puisque tout vient de lui. Je l'ai fait dès le début, dès "Les Gauloises bleues", "Au pays des merveilles de Juliet"... Je voulais mettre une bibliographie à mon dernier roman, comme on le fait pour les essais, indiquer tous les livres que j'avais lus en l'écrivant et qui l'avaient alimenté, mais aussi une discographie - des musiques de films, Ryuichi Sakamoto, Georges Delerue... Finalement, je ne l'ai pas fait parce que j'ai craint que ce soit mal pris ou mal compris.
D'habitude, les artistes ont plutôt tendance à dissimuler leurs sources pour protéger leur ego...
Moi, j'aime bien rassembler des tas de choses qui viennent des sciences, de la littérature, de la musique, mais qui se transforment, évidemment, et que l'on voit ou devine si on a le même bagage culturel. C'est presque un jeu: on peut découvrir les allusions et, si on ne les découvre pas, ce n'est pas grave. "Au pays des merveilles de Juliet", par exemple, pour prendre un exemple éloigné, commence par "Vous marchiez Juliet au bord de l'eau/Vos quatre ailes rouges sur le dos". Le bord de l'eau, en fait, et personne ne peut le voir, c'est une allusion à "L'Arrache-Cœur" de Boris Vian où la rivière est rouge. Puis "Vous chantiez Alice de Lewis Caroll/Sur une bande magnétique un peu folle", c'est parce que Juliet Berto, avec qui je venais de tourner un film, m'avait donné une cassette sur laquelle elle racontait "Alice au pays des merveilles" à sa nièce. Vous voyez, c'est intéressant si on décode tout, mais ça fonctionne aussi tel quel.
Dans le dernier disque, les bruits de voix de la pré-intro de "Je me souviens" m'ont demandé huit heures de montage. C'est très court (treize secondes, NDLR), mais j'y ai mis Simone Signoret qui dit à Pivot, dans sa dernière émission de télévision: "Mais c'est quoi déjà la question que vous m'avez posée?"; le mot "liberté" dit par Éluard qui lit à la radio son poème j'ai écrit ton nom..."; Kennedy qui dit "Ich bin ein Berliner"; un instant de Mai-68 trouvé à la sonothèque de RTL avec quelqu'un qui crie "Attention, attention!", et paf! Ça pète! Et deux phrases que je vais utiliser plus tard dans la chanson: Jean Gabin qui dit "T'as de beaux yeux, tu sais!" dans "Quai des brumes", et je lui fait répondre par Jeanne Moreau qui dit "Embrasse-moi" dans "Ascenseur pour l'échafaud". Ce sont de vrais moments de "je me souviens", ce n'est pas le hasard des sons, c'est vraiment ma mémoire...
Vous est-il plus facile, aujourd'hui, d'écrire des chansons?
D'abord, ce n'est jamais facile d'écrire une chanson. J'ai écrit beaucoup de scénarios quand j'étais à l'école de cinéma, une dizaine de romans et un peu plus de cent chansons. Et c'est un art extrêmement difficile, avec des contraintes multiples. C'est l'art contemporain par excellence : la chanson ne parle que d'aujourd'hui. Et, en vieillissant, on n'a pas plus de facilités. Il faut un entraînement quotidien et, comme je l'avais perdu en n'écrivant plus que des romans, j'ai commencé à penser à cet album il y a trois ans. Les chansons sont devenues ce que j'espérais il y a seulement un an, quand j'ai commencé à les enregistrer. Dans une chanson, il faut non seulement les mots justes pour parler de notre époque, mais aussi la musique et le son qui conviennent. L'équilibre des trois est très difficile à trouver. Quand je faisais des disques tous les ans, dans les années 70-80, cette mécanique fonctionnait très vite et très bien, sans souci de la performance. Je me disais qu'un disque raté n'est jamais qu'un disque raté entre un disque réussi et un disque réussi à venir.