Printemps de Bourges (5)
Beau samedi francophone au Printemps de Bourges, malgré la pluie: un si doux moment avec Anna Karina et Katerine, les chansons faites pour être partagées de La Tordue, la coalition de rythmes heureux de Gnawa Diffusion.
Katerine et Anna Karina, La Tordue, Gnawa Diffusion
Beau samedi francophone au Printemps de Bourges, malgré la pluie: un si doux moment avec Anna Karina et Katerine, les chansons faites pour être partagées de La Tordue, la coalition de rythmes heureux de Gnawa Diffusion.
Katerine n'était pas né quand Anna Karina a enregistré Sous le soleil exactement de Serge Gainsbourg. Mais leur concert a ensoleillé la pluvieuse soirée d'hier au Printemps de Bourges, après avoir été l'attraction du festival les Voix Si les Voix La de Macon en octobre dernier, et avant leur tournée française et leur séjour parisien (on parle des Bouffes du Nord ou du Trianon dans quelques mois).
Car la gloire du cinéma des années 60 et le jeune chanteur et auteur-compositeur post-moderne, venu à la notoriété trente-cinq ans après elle, ont fait plus que donner un spectacle charmant dans la bonbonnière de velours rouge du théâtre Jacques-Coeur. Anna Karina se découvre magnifique dans son nouveau métier de chanteuse et Katerine magicien en faux amant et vrai compositeur.
Enfant mûre, Anna Karina s'étourdit des mots que Katerine a écrits pour elle, entre naïveté foncière et confidence attristée. Accompagnée par trois musiciens de jazz d'une justesse et d'une pertinence exceptionnelles, elle chante une dizaine de chansons avant d'appeler Katerine pour le premier de leurs quatre duos, Aimons l'amour, un pied de nez aux bien-pensants et aux conformistes que chiffonne la rencontre du jeune homme et de la dame. Suivent la gravité amoureuse de Jamais je ne t'ai dit que je t'aimerais toujours oh mon amour (de Cyrus Basiak-Rezvani pour le film Pierrot le Fou), taquinerie sensuelle de Ma ligne de chance (du même) et l'entraînante invention de J'sais pas quoi faire, composé par Katerine à partir de la fameuse réplique d'Anna Karina à l'écran.
Katerine possède comme personne l'art du retard flegmatique, de l'attente allongée de chaque note, qui génère une sensualité un peu mate et comme distraite. Lui, avec son sourire en coin et son timbre métallique un peu lointain, et elle, piaffant d'enjouement et de ravissement, forment un couple délicieux dont on se sent naturellement complice - comment refuser le plaisir des sourires heureux et des chateries entrainantes?
De même, le plateau francophone de l'après-midi au Pavillon invitait clairement à entrer dans la musique jouée sur scène. Coalisant les pulsions rythmiques énormes du chaâbi algérien, des transes gnawas du Maroc et du raggamuffin, Gnawa Diffusion participe de la grande Internationale française de la fiesta, mais sans jamais glisser dans l'autocélébration de la musique à danser ou dans la dance music déguisée en posture mondialiste: le texte - engagé ou farceur - prime la plupart du temps sur les seules nécessités d'efficacité pelvienne. Une grâce hédoniste et « consciente » habite le groupe d'Amazigh Kateb (le fils de l'écrivain Kateb Yacine), ange électrique et généreux.
Avec La Tordue, l'enjeu est peut-être plus le partage du chant, valeur un peu perdue dans la chanson française depuis que le disque et la radio ont supplanté, pour la diffusion des oeuvres, la partition en petit format et le repas familial du dimanche. Chez La Tordue, il n'y a pas à proprement parler de jeu de scène, tant les membres du groupe sont éloignés de l'idée - courante pourtant - que le chanteur ne doit se présenter au public que masqué, dissimulé par les sourires de convenance des chansons gaies et les larmes factices des déplorations. Ici, les chansons se contentent de ressembler à la vie, à sa chaleur d'amour et d'espoir et à ses frissons de colère et de résistance. Des textes d'une écriture rigoureuse, inventive et chaleureuse, en prise directe sur la vie de tout un chacun, des mélodies dont on s'approprie facilement (comme de chants de marins, nous tous devenant matelots) et une instrumentation d'une étourdissante habileté. Accompagnés par deux autres musiciens, les trois membres de La Tordue multiplient guitares, cuivres, piano discret, accordéon, bandonéon et toutes sortes de bricolages qui donnent à chaque couplet de chaque chanson son identité et son climat propres. Alors, le jeune public gourmand de mots forts et d'émotions vraies peut reprendre en choeur René Bouteille, hymne déglingué et virtuose, sorte de ska existentialiste délirant et triste.
Bertrand DICALE