LE BRÉSIL À PARIS

Paris, le 30 mai 2000 - Pour le 500ème anniversaire de la découverte du Brésil, Paris a fait les choses bien. Du 26 mai au 4 juin, les grandes figures du genre ont rendez-vous entre Seine et canal de l'Ourcq à l'occasion du festival Latitudes Villette. Entre la France et le Brésil, il n'y a pas qu'un ballon !

Portraits croisés

Paris, le 30 mai 2000 - Pour le 500ème anniversaire de la découverte du Brésil, Paris a fait les choses bien. Du 26 mai au 4 juin, les grandes figures du genre ont rendez-vous entre Seine et canal de l'Ourcq à l'occasion du festival Latitudes Villette. Entre la France et le Brésil, il n'y a pas qu'un ballon !

Après la défection de Chico Buarque, c'est à la Bahianaise Maria Bethânia qu'incombait d'ouvrir les festivités le 26 mai à la Cité de la Musique. Devenue rare à Paris, la grande dame de la chanson brésilienne était attendue, elle déçut. La présence de Maria Bethânia est magnétique : cheveux tombants en cascade, robe immaculée, voix puissante et instinctive. Mais une amplification outrancière la tue, d'autant que la chanteuse qui explore toutes les facettes du répertoire brésilien, musique sertaneja (sorte de country locale), affectionne les pots-pourris à tendance catalogue, incompréhensible pour un public français.

Maria du Nordeste

Maria Bethânia est Nordestine, née en 1946 dans le Reconcâvo bahianais, large baie ouverte dans les terres autour de Salvador de Bahia. En 1968, elle apparaît sur la scène brésilienne grâce à une chanson très nordestine, Carcarà du compositeur Joao do Vale, l'histoire d'un oiseau de proie qui n'est jamais touché par la faim, tandis que son frère Caetano Veloso mettait des sonorités du repente (les joutes poétiques nordestines) dans des sambas déstructurées au rock. Elle s'est attachée à mettre particulièrement en valeur le patrimoine bahianais représenté en particulier par les chansons de Dorival Caymmi, l'un des plus importants compositeurs de MPB (Musique Populaire Brésilienne). Né à Bahia en 1914, Caymmi s'inspire des thèmes régionaux, chansons de pêcheurs, invocations du candomblé, danses héritées des modinhas portugaises, etc.

L'auteur retrace avec une fulgurance simple les mille vies du peuple bahianais - E dôce morrer no mar, pour les marins et les pêcheurs à qui Caymmi a dédié des dizaines de chansons, Oraçao da mae Menininha, hommage composé pour les 50 ans de la prêtresse du candomblé Mae Menininha do Gantois, figure tutélaire des rites afro-brésiliens. Adepte des accords décalés, Dorival Caymmi est aussi un poète utilisant le franc-parler bahianais, aidant l'auditeur à entrer dans l'univers des vendeuses d'acarajé (les beignets de haricots frits dans l'huile de palme), des dames imposantes portant turbans blancs et robes de dentelle, des "lavagems" - le lavage des marches de l'Eglise du Bomfin, comme rite purificateur dédié à la divinité Oxala ou les honneurs dus à Iémanja (la déesse des eaux et de la mer qui aime les fleurs et exige que l'on s'habille de blanc).

En 1938, la grande Carmen Miranda (1909-1955) chantait O que que a Bahiana Tem ? - qu'est-ce que la Bahianaise a donc ? Dans cette chanson écrite par Dorival Caymmi, la sensuelle vedette de comédie musicale hollywoodienne et rigoureuse chanteuse de samba, introduit le mot balanganda (parure d'argent où sont fixées des amulettes), à l'époque un mot exotiquement bahianais. Deux générations plus tard, Maria Bethânia continue de distiller les saveurs, les parfums d'une ville liée à la mer et au continent noir, et d'en entretenir le secret.

Les explorations de Gilberto

Maître des cérémonies du premier week-end de festival brésilien à La Villette, Gilberto Gil ne pouvait imaginer de s'y produire sans recherche. L'homme prend trop à cœur sa mission de messager de la musique brésilienne pour n'offrir qu'un concert de tournée. L'improvisation, l'exploration du répertoire ont toujours été à la base de la mentalité bahianaise, vue sous l'angle du Tropicalisme, mouvement surgi à la fin des années 60, et qui permit aux musiciens de la jeune génération de casser les schémas de la samba et de la bossa-nova par la guitare électrique, mais aussi d'introduire légendes et mythes nordestins dans la musique pop.

Depuis longtemps, Gilberto Gil veut consacrer un album à Bob Marley et au reggae, une philosophie et un rythme qui ont présidé à la naissance de blocs de carnaval tel Olodum, du quartier historique de Salvador de Bahia, le Pelourinho. Mais, à la faveur du film d'un jeune cinéaste mettant en scène la vie dans les campagnes nordestines, c'est vers Luis Gonzaga, et non vers les rivages jamaïcains, que les vues de l'intrépide Bahianais se sont tournées pour l'an 2000. Gilberto Gil vient de terminer l'enregistrement d'un disque consacré aux chansons de l'auteur-compositeur et accordéoniste pernamboucain. A Paris, à l'occasion du festival Latitudes Villette, Gil offre un concert tout neuf, jamais donné ici, où il explore en le passant à la moulinette pop l'univers rural du Nordeste, avec ses bals de la Saint-Jean, rythmes glissés, syncopés au triangle. Gil étant davantage identifié à la culture nègre de Salvador, le spectacle a de quoi surprendre, en même temps qu'il montre l'évidence des mélanges brésiliens.

Hommage à Luis Gonzaga du Nordeste

Fond vert feuilles (bananiers, maïs, manioc), musiciens de blanc vêtus servent l'instrument roi du Nordeste, l'accordéon. Luis Gonzaga inventa le baiao, "en 1941", précise Gilberto Gil qui le danse à merveille. Il joua aussi le xote ou le xaxado, des rythmes à danser collé-seré en traînant fortement les pieds, et du forrô, musique des nuitées de la Saint-Jean. Luis Gonzaga fut, explique Gilberto Gil, "la première idole de masse des Brésiliens, avec Orlando Silva. Dans les années 50, ce dernier représentait la chanson urbaine, Luis Gonzaga fut notre chanteur country". Luis Gonzaga (1912-1989), né à Exu, dans le sertao de Pernambuco, ouvrier agricole, soldat, composa une sorte d'hymne national nordestin, Asa Branca. Comme la samba aux communautés noires, "Luis Gonzaga a ramené leur fierté aux Nordestins", remarque Gilberto Gil. A la Villette, Gilberto Gil reprend avec une agilité débordante ces chansons, les mêle à celles qui firent sa réputation dans les années 70, telle Expresso 2222 qui trouve ses racines dans la musique sertaneja.

Dans le baiao, la morale et la religiosité n'excluent aucune polissonnerie. Portant le chapeau de cuir des vachers nordestins, vantant les mérites des femmes de l'Etat voisin du Paraïba, la beauté de "l'aile blanche", la colombe des dieux ou esquissant l'ombre des mauvais présages (Açum Preto), Luis Gonzaga a cependant dépassé l'idée régionaliste. Principale communauté "émigrée" dans les grandes métropoles du sud, Rio et Sao Paulo, qu'ils ont construites en grande partie, les Nordestins ont exporté dans le sud riche le forrô. Lenine, Mestre Ambrosio ou Antonio Nobrega, des Pernamboucains d'origine qui vivent au sud, sont, comme tous les Nordestins, de fervents admirateurs de Luis Gonzaga.

Percpan à Bahia et à Paris

Le percussionniste pernamboucain Nana Vasconcelos et le chanteur bahianais Gilberto Gil ont fondé le Festival International de Percussions (Percpan) de Salvador de Bahia afin d'organiser les échanges entre la plus noire des villes brésiliennes et les tambourinaires du monde entier. Le Brésil excluant toute forme de discrimination musicale, le Percpan accueille également les vedettes de la chanson, les musiciens de jazz ou les danseurs de carnaval. Exporté à Paris pour le premier week-end du festival Latitudes Villette Brésil, qui a commencé le 26 mai et se terminera le 4 juin à la Grande Halle de la Villette et à la Cité de la musique, le Percpan est bichonné par ses deux créateurs. Pas un concert qui ne soit ouvert par nos deux compères, munis d'une chanson fétiche, salut à "la mère Afrique" et à l'assemblée présente.

Cela n'a rien d'un symbole, mais est bien la marque de l'importance de sa présence dans la musique brésilienne depuis près de trente-cinq ans. Né le 2 août 1944, dans les vieux quartiers de Recife, Nana Vasconcelos Juvenal de Holanda a eu pour mère une prêtresse de candomblé dont les rites sont accompagnés de tambours et pour père un guitariste qui lui mit dans les mains une paire de bongos et des maracas pour son douzième anniversaire avant de l'intégrer à la fanfare de frevo carnavalesque. Nana Vasconcelos fut le comparse de Gilberto Gil, Gal Costa ou Milton Nascimento à la fin des années 60. Nana Vasconcelos accorde une attention particulière aux mots. Percussionniste, chanteur aussi, il est de ceux qui savent jouer des silences.

Les mélanges de Vasconcelos

Au début des années 70, Nana Vasconcelos flirte avec le free-jazz en jouant avec le saxophoniste argentin Gato Barbieri qui l'entraîne dans une tournée américaine. Vasconcelos collabore dès lors avec le trompettiste Don Cherry et fonde avec lui le trio Codona (avec le sitariste Collin Walcott). Puis avec le guitariste Pat Metheny, les saxophonistes Jan Garbarek et Andy Sheppard, le pianiste Jean-Marie Machado,… Nomade incessant, produit en France par Pierre Barouh, curieux de tout, Nana Vasconcelos fut l'un des premiers à aller voir ce que les rappeurs du South Bronx, à New York, ont à dire.

Pour reprendre pied avec sa terre, Vasconcelos a formé un duo avec Egberto Gismonti, guitariste et flûtiste, esprit savant. De temps à autre une vedette du rock et de la pop l'embauche pour une séance (les Talking Heads, Paul Simon, Brian Eno, mais aussi les Gypsy Kings). Aux clichés, samba-sexy ou bossa-nova easy listening, Gilberto Gil et Nana Vasconcelos opposent la richesse et l'étrangeté de rythmes et de sonorités nés dans un pays où le métissage est une valeur fondatrice.

C'est cette démarche qu'adopte également Lenine, marié pour un concert au flûtiste Carlos Malta ou Alceu Valença, chargés de propager les rythmiques de Pernambouc et ses mélanges naturels avec le rock et la pop. Des indiens devaient venir témoigner de l'apport indigène dans la culture brésilienne. En cette année de commémoration des 500 ans de la découverte du Brésil, le multi-instrumentiste Egberto Gismonti les y avaient invités. Disparus dans la nature, ils durent être remplacés. Nana Vasconcelos et Gilberto Gil se proposèrent. Gismonti sait tout jouer, du jazz, de la musique érudite (Villa-Lobos, à merveille), il sait imiter le vent et les oiseaux. Sa musique est d'une étrangeté savante, la subtilité de son jeu dégage une magie que ses deux enfants (guitare et piano) conviés en scène ne possèdent pas. Mais très vite, Nana Vasconcelos revient avec ses hochets, calebasses, baguettes, remettre de l'ordre dans le sacré, tandis que Gilberto Gil célèbre le passé africain.

Autour d'un verre

Une fois sortis de l'univers sylvestre et humide de Gismonti, tous deux sont allés s'asseoir, sur la scène de la Grande Halle à la table de bar figurant l'esprit du botequim, petit troquet où l'on consomme de la bière et de la cachaça en chantant des sambas de tous les jours. Sambiste de naissance, un peu voyou, un peu baratineur, comme il est de coutume dans les rues de Rio, l'invité du dimanche après-midi, Martinho da Vila démontre avec décontraction que la samba est d'abord une délicieuse chronique sociale et amoureuse, toute en dérision et métaphores. Evidemment la cuica, qui grogne, le surdo qui bat, les tambourins qui entraînent donnent la mesure de la folie dansante de la samba. Mais cet homme tranquille à la voix grave sait la ralentir avec un flegme sensuel. L'ode aux jolies mulâtresses, le couplet ironique sur l'homme cocu, la difficulté de travail et de la vie sans le sou sont narrées avec le sourire, et la certitude que la communauté des sambistes sait profiter des plaisirs offerts par les dieux.

Véronique Mortaigne