Gainsbourg allume Montreux
Pour sa 34ème édition, le Festival de jazz de Montreux a choisi de faire une belle révérence à Serge Gainsbourg. Sur le modèle des hommages à Trenet en 96 et à Aznavour en 97, une brochette d'artistes s'est pliée avec délice et déférence au jeu de la reprise. Le tout sous l'œil bienveillant de Jane Birkin qui a mené la danse avec grâce.
Un plateau de prestige chante l'Homme à la tête de chou
Pour sa 34ème édition, le Festival de jazz de Montreux a choisi de faire une belle révérence à Serge Gainsbourg. Sur le modèle des hommages à Trenet en 96 et à Aznavour en 97, une brochette d'artistes s'est pliée avec délice et déférence au jeu de la reprise. Le tout sous l'œil bienveillant de Jane Birkin qui a mené la danse avec grâce.
C'est sous un ciel menaçant que Montreux a cette année ouvert son célébrissime festival. Pluie sur le lac Léman et brume sur les Alpes qui font face à la bourgade suisse où, chaque été depuis 1967, se retrouve le gratin du jazz. Mais à Montreux, si le jazz est roi, toutes les musiques ont droit de cité, musiques du monde, reggae, électro, rock et bien sûr, chanson. C'est ainsi qu'en 1996, à l'initiative conjointe du festival et du Fonds d'Action Sacem, eut lieu un hommage à Charles Trenet en présence du poète. L'année suivante, même topo et même succès autour de Charles Aznavour. Dans le rôle du chef d'orchestre et arrangeur de ces deux soirées, on fit appel à un géant du jazz habitué du festival, l'Américain George Duke. Figure du jazz fusion, le jazzman a travaillé avec les plus grands noms, de Al Jarreau à Frank Zappa en passant par le maître Miles Davis. Belle rencontre donc entre jazz et chanson. Mais il fallut attendre le festival 2000 pour que resurgisse l'idée d'un tel mariage. Gainsbourg fut l'élu et la machine se remit alors en route entre Montreux et la Sacem qui sollicitèrent à nouveau George Duke, ravi de l'offre. "George Duke est tombé amoureux de ce challenge qui consiste à réorchestrer Gainsbourg", confie Gérard Davoust, directeur de la Sacem. "C'est une aventure musicale. Et cet artiste polyvalent était tout désigné pour transformer ces chansons, comme il l'avait déjà fait avec Trenet et Aznavour. D'ailleurs on a aussi des projets avec Brassens."
On fait alors appel tout naturellement à Philippe Lerichomme, producteur artistique de Gainsbourg pendant dix-sept ans, qui avec Jane Birkin, se charge de constituer un casting d'artistes, lequel fluctuera jusqu'à la dernière minute puisque Bashung, initialement prévu, est retenu par un tournage, Sinclair par l'enregistrement de son album et Stomy Bugsy, en tournée dans son pays d'origine le Cap-Vert, dut être rapatrié d'urgence suite à des problèmes de santé. Qu'à cela ne tienne, c'est une affiche de premier choix qui s'est pressée à Montreux le dimanche 9 juillet : Arielle, Alain Chamfort, Jacques Higelin, Salif Keïta, M, Miossec, Carlos, leader de Sens Unik et Ute Lemper. Excusez du peu.
Dimanche 9 dans l'après-midi, sur la scène de l'immense auditorium Stravinsky, Jane Birkin et toute sa troupe répètent le spectacle du soir. Quelques notes suffisent pour qu'une vraie émotion se dégage, émotion qui bizarrement sera parfois absente au cours de la soirée. Dans la salle, les artistes sont presque tous là et assistent à la totalité de la balance, applaudissant souvent leurs pairs. Sauf Salif Keïta qui pique un léger somme sur sa chaise... A ses côtés, Ute Lemper dévore un sandwich, Higelin papote, Chamfort pouponne, Mathieu Chédid observe du fond de la salle, tandis que Jane Birkin croque tout ce petit monde dans un carnet noir.
Onze artistes autour d'un homme que certains ont très bien connu à l'instar d'Alain Chamfort qui a écrit deux albums et demi avec lui (Rock'n'Roses, Poses, Amour année Zéro). Mais la plupart, Arielle, Miossec, Carlos, plus jeunes, n'ont jamais approché l'artiste. "Serge aurait eu la satisfaction d'avoir encore plus de gamins dans cette soirée", raconte Jane Birkin. "Tant pis pour les vieux de 50 ans !" mais quelque soit l'âge et l'expérience des invités présents, ils partagent une même tendresse respectueuse pour Gainsbourg dont ils revendiquent tous une paternité musicale. "J'ai tout réécouté. Gainsbourg est un phare. J'aime tout !" lance Higelin. "Il y a plein de fois dans la vie quotidienne où je chante du Gainsbourg. Pour moi, il y a Trenet. Mais c'est vraiment Gainsbourg qui a donné une modernité à la langue."
Seule présence internationale, Ute Lemper confie qu'elle n'a "jamais chanté Gainsbourg" qu'elle trouve "d'avant-garde et si cool" et se sent "très flattée et honorée de participer à cette soirée." Si elle avoue que Gainsbourg n'est pas très connu en Allemagne, elle ajoute qu'il l'est plus à New York où elle vit. C'est vrai que depuis quelques années, les Anglo-Saxons se sont pris d'affection pour Gainsbourg qu'on retrouve dans de nombreuses track-lists. Citons Mick Harvey (de Nick Cave and the Bad Seeds) qui lui consacra un album en 95, l'Anglaise Misty Oldland et son Je t'aime moi non plus (A fair affair) en 93 ou le 69 année érotique des filles de Lucious Jackson. Gainsbourg a aussi été cité dans divers classements d'artistes majeurs par les magazines anglais Q et Mo'jo et l'hebdomadaire américain Newsweek l'a intégré à sa liste d'artistes du siècle. Gainsbourg n'était donc pas un inconnu pour George Duke qui s'est fondu avec enthousiasme dans ce projet : "Le fait que ce soit George qui orchestre cette soirée, ça met de la gaîté dans l'affaire", se réjouit Jane Birkin. "Il a découvert Serge avec une telle bienveillance et tant de générosité." L'Américain a donc réécouté les titres choisis, travaillé avec son orchestre de six musiciens avant de répéter avec les artistes depuis quelques jours. Et dans l'ensemble, la chimie s'est effectuée avec bonheur.
Le soir venu, l'effervescence gagne la salle comme les coulisses. Face à un auditorium archi plein, c'est Arielle qui ouvre le bal avec Ces petits rien. Tragédienne de la soirée, la chanteuse dit aimer Gainsbourg "parce qu'il aime les femmes et j'aime ça". Un peu plus tard, elle rependra Manon puis Maxim's "que je chante depuis que je suis toute petite." Puis Alain Chamfort en costume blanc prend sa place pour interpréter La ballade de Melody Nelson et surtout La noyée, titre méconnu, extrait du film Les voleurs de chevaux, qui conte le voyage d'une noyée sur les eaux d'une rivière. Beauté du texte et génie de Gainsbourg d'aborder avec poésie un tel sujet. Puis l'interprète de Manureva, fera une version très fine et drôle de En relisant ta lettre, texte cynique, "une des principales caractéristiques de Serge."
Versant plus Broadway de la soirée avec Ute Lemper, très à l'aise en compagnie de cet orchestre tantôt big band tantôt piano bar. De sa voix exceptionnelle, elle reprend Baby Lou mais surtout un Ford Mustang claquant à souhait. Autre registre avec Miossec qui en succédant à la chanteuse allemande, met en valeur sans le vouloir la variété des personnalités et des sensibilités réunies ce soir. Et par le même fait, l'incroyable souplesse des chansons de Gainsbourg qui reprises, retravaillées, revisitées, ne perdent jamais leur âme. Clope au bec, le Breton enchaîne Requiem pour un con et les Sucettes. Mais un peu perdu dans cet orchestre, il écorche ce dernier titre et se retire sur un "Que Serge m'excuse." Higelin, vainqueur à l'applaudimètre, offre une prestation très poétique et fait chanter le public sur Couleur Café et Elisa. Autre artiste très applaudi (n'est-ce pas les filles ?), M, qui a troqué sa redingote rouge pour un costume en velours noir, électrise la salle avec un étourdissant Nazi Rock, qui suit un sensuel L'eau à la bouche. L'orchestre, pourtant aguerri, semble ébloui par le talent de guitariste du dernier vainqueur des Victoires de la musique. Plus sage, Salif Keïta interprète un titre unique, qu'il avait déjà repris dans son album Sosie en 96, Je suis venu te dire que je m'en vais.
Un des meilleurs moments de la soirée, ce fut le passage de Carlos, leader du groupe rap Sens Unik et seule présence helvète de la soirée. Venu remplacer Stomy Bugsy, il ne fait pas regretter l'absence du rappeur de Sarcelles dont il reprend le même choix de titres, Sex Shop et La poupée qui fait ("pipi et caca"). A son écoute, il semble que Gainsbourg ait écrit du rap ! Carlos surfe avec jubilation sur les textes et en sort une version très innovante que Gainsbourg n'aurait sûrement pas reniée.
Enfin, la plus gracieuse, la fée de la soirée, Jane B., arrive sur scène avec émotion. Sa voix fluette, émerge avec courage de l'orchestre parfois un peu fort. Sous le soleil, Il est parti acheter des cigarettes ("depuis 7 heures et demi..."), Nicotine et Fuir le bonheur ravissent nos sens. "J'ai l'impression que ce soir, il n'est pas trop loin", murmure t-elle en serrant son micro. La salle se lève et partage le chœur de tous les artistes pour une ultime Javanaise. Recouverte de fleurs, Jane court immédiatement les offrir aux musiciens et s'efface de la scène avant de disparaître la première des coulisses. "Il y a des moments où il faut savoir ne pas être là. Je ne veux pas être nommée marraine de la soirée. Serge est à tout le monde maintenant."