Tiken Jah Fakoly

Cours d'histoire, quatrième album du jeune loup ivoirien, enfonce le clou sur la scène musicale d'Afrique de l'Ouest. Fini le temps des griots soumis au bon vouloir des maîtres au pouvoir. Un artiste se doit d'accompagner les angoisses du peuple. Et ce n'est pas demain que l'enfant d'Odienné se taira. La preuve sur onze titres.

Offensive afro-reggae contre les mémoires qui flanchent…

Cours d'histoire, quatrième album du jeune loup ivoirien, enfonce le clou sur la scène musicale d'Afrique de l'Ouest. Fini le temps des griots soumis au bon vouloir des maîtres au pouvoir. Un artiste se doit d'accompagner les angoisses du peuple. Et ce n'est pas demain que l'enfant d'Odienné se taira. La preuve sur onze titres.


"Allez dire aux hommes politiques qu'ils enlèvent nos noms de leur business/On a tout compris"

. Ainsi s'exprimait Tiken Jah Fakoly sur Mangercratie, son troisième album, vendu à plus de 300.000 cassettes pour la seule Afrique de l'ouest. "Ils nous utilisent comme des chameaux dans des conditions qu'on déplore/ Ils nous mènent souvent en bateau dans des directions qu'on ignore/ Ils allument le feu, ils l'activent, et ils viennent jouer aux pompiers…". Comme profession de foi, on ne pouvait trouver mieux. Tiken Jah, digne fils d'une grande famille de la forge, reconvertie dans le 'griotisme' de circonstance, et descendant direct d'un glorieux lieutenant du vaillant Sundjata Keïta, a trouvé sa voie dans la chanson d'utilité publique.

Un artiste se doit selon lui de porter les angoisses du peuple. Surtout dans un pays où les médias traditionnels, soumis aux coups de pression partisane, se font régulièrement griller la place par le reggae, plus crédible et moins sujette à caution. Le coup d'Etat qui a porté le Général Gueï au pouvoir a ainsi profité d'une renaissance de la scène musicale nationale. Avec un Alpha Blondy enfin revenu au meilleur de son discours (Les Voleurs de la République, Dictature, Journalistes en danger…) après s'être engagé en 1995 dans une voie de traverse sous les regards ahuris de ses fans de la première heure, en soutenant l'ex-président Henri Konan Bedié. Avec un Solo Jah Gunt également, qui s'en prend aux parasites de la politique ou encore un Serge Kassy qui encourage le peuple à ne plus se laisser abuser. S'engager ou cesser de chanter, telle était la question. Les réponses, elles, sont des plus virulentes à l'encontre de ceux qui dirigent sans scrupules.

Le reggae à nouveau dans la bataille en Afrique, malgré la légèreté de mise sur les pistes de dance hall du monde entier (textes véhiculant des messages bassement matérialistes, du genre "grosse bagnole, fille facile et virilité mal placée"). Le reggae retrouvant sa force d'antan… musique de dénonciation, parole de combat, fini la complaisance. Sur son dernier opus, Tiken Jah entame le Cours d'Histoire pour les mémoires oublieuses. En dioula, en français ou en anglais, celui qui est devenu une mascotte de putschistes ivoiriens en décembre 99 (ils sont venus le remercier chez lui après le coup, pour ses chansons au ton déterminé), revient sur les années passées. Il nomme les victimes (Sankara, Zongo, Diallo Telly…) de ces démocraties populaires à l'allure douteuse, qui ont tendance à sévir dans certaines régions d'Afrique depuis l'avènement des indépendances ("Nous allons pardonner/ Mais jamais oublier").

De la tradition jadis familiale du griot en service, Tiken a gardé le don de raconter, auquel il a suffi d'ajouter sa fibre de rebelle. Il fustige les dérives qui consistent à diviser le peuple pour mieux régner, référence au débat sur "l'ivoirité" qui cherche à empêcher son compatriote Ouattara de se présenter aux présidentielles, au nom d'une pureté des origines ("Arrêtez les blablas partisans pour éviter de mettre en péril l'unité nationale"). Il lève un coin du voile sur l'ambiguïté de l'engrenage néocolonialiste ("Ils sont venus en explorateurs/ Ensuite en missionnaires/ Après en colonisateurs/ Puis en coopérants/ Aujourd'hui, après avoir dévalué notre monnaie/ Ils reviennent pour tout racheter sous l'étiquette des investisseurs"). Il bouscule les thèses de la xénophobie ordinaire, condamne la corruption, s'interroge sur le racisme… Pas de quartier, la nécessité l'impose : Tiken s'est fait avocat de l'homme de la rue. Pas étonnant qu'il déplace autant de foule (20.000 personnes au moins à chaque fois) dans les villes d'Afrique de l'Ouest où il passe en concert. Alpha Blondy a trouvé plus fort que lui, affirme-t-on dans les maquis branchés du côté de Yopougon, banlieue d'Abidjan où il réside. Mixé en Jamaïque dans le studio mythique de Robert Nesta Marley (Tuff Gong), après avoir été mis en boîte au pays (JBZ, où enregistre la crème des artistes ivoiriens aujourd'hui), Cours d'histoire bénéficie d'un son soigné.

Sa voix certes laisse transparaître une petite faiblesse sur un ou deux passages (essoufflement notamment sur un titre, transformé en figure de style), mais globalement il a su garder cette fraîcheur désintéressée qui a installé son succès dès la sortie de l'album Mangercratie. Pleine de conviction, aérienne lorsqu'elle se lâche, la voix du jeune loup rasta séduit sans trop de peine. L'émotion est sauve sur des orchestrations peu surchargées qui flirtent parfois sensiblement avec la pop. Les pionniers du reggae ne s'en offusqueraient nullement. Ils seraient même ravis de voir la manière avec laquelle ce Tiken, parti du petit bled d'Odienné dans le Nord-Ouest de la Côte d'Ivoire pour conquérir le monde, digère les influences (Bob Marley, Burning Spear ainsi que l'Alpha Blondy des débuts) et nous sert un cocktail pays original (mélange de sonorités africaines, tout en s'accrochant à la racine jamaïcaine). Que ce soit sur le dub final Africa ou sur les Martyrs qui ouvrent l'album, son afro-reggae demeure authentique. Mention spéciale pour Nationalité, hymne de rue, promis à un beau succès lors des prochaines présidentielles dans son pays. C'est le titre en effet qui charge de front la loi destinée à empêcher les enfants d'immigrés de se présenter aux élections. Un vrai débat de société qui touche l'ethnique et qui risque de faire basculer ses compatriotes dans la guerre civile. L'offensive reggae est en place, les politiques n'ont qu'à bien se tenir. Nous, on observe. Et comme on dit, c'est du vécu que se dégage l'universel… Jah Fakoly est-il pour autant un prochain Marley en puissance ? C'est à voir. L'histoire nous le dira.

Tiken Jah Fakoly Cours d'histoire (Globe/Sony)2000