Claude Nougaro

L'incorrigible bohème, qui a fêté ses 71 ans le 9 septembre 2000, publie au même moment le disque Embarquement Immédiat, réalisé par Yvan Cassar. Le chanteur boit au jazz et à l'Afrique, les mamelles qui l'ont nourri dès le début des années soixante. "Perchée sur du Racine", sa plume danse aussi au fil d'une guitare flamenca ou d'une cornemuse celtique.

L'odyssée d'un poète swingueur

L'incorrigible bohème, qui a fêté ses 71 ans le 9 septembre 2000, publie au même moment le disque Embarquement Immédiat, réalisé par Yvan Cassar. Le chanteur boit au jazz et à l'Afrique, les mamelles qui l'ont nourri dès le début des années soixante. "Perchée sur du Racine", sa plume danse aussi au fil d'une guitare flamenca ou d'une cornemuse celtique.

On aime ou on n'aime pas, mais il faut reconnaître que Claude Nougaro n'a cessé de communiquer une valeur rare à la langue française : le swing. De cette pulsation vitale - sans laquelle le jazz n'est plus -, le dernier album du chanteur toulousain, Embarquement Immédiat, nous livre quelques pépites. Décollage en beauté avec Jet Set, satire plus espiègle que méchante sur le gratin social, introduite à la batterie par un 5/4 : rythme "biscornu", pour reprendre l'expression de Nougaro, qui l'avait déjà magistralement visité dans son célèbre A Bout De Souffle (1965) sur le thème Blue Rondo à la Turk (de Dave Brubeck).

Le grand orchestre comme locomotive d'or

Puis le big band, enregistré aux Etats-Unis, déroule un somptueux tapis de cuivres aux couleurs soul jazz des années soixante. Se fondant dans l'orchestre comme un instrumentiste (la voix pourrait d'ailleurs être remplacée par un saxophone ou une trompette), le chanteur s'embarque dans cette locomotive d'or, avec une aisance qui continue d'étonner.

Yvan Cassar, directeur musical du show donné, il y a quelques mois, par Johnny Hallyday à la tour Eiffel, a réalisé l'album Embarquement Immédiat et a composé la moitié des morceaux, Nougaro ayant participé aux partitions de six chansons. "Je voulais quelqu'un qui maîtrise le symphonique, explique le père de Cécile. Non pas un jazzman pur et dur, mais un arrangeur possédant une globalité où je puisse retrouver ma grande famille, du classique à l'Afrique en passant par le jazz. Yvan Cassar m'avait déjà impressionné, quand il avait écrit un arrangement de Toulouse et de Vie Violence pour un orchestre philharmonique de quatre-vingt-dix musiciens".

Du tambour sabar à la valse-ballade

De la veine "afro" chère au vocaliste occitan (la majorité des plages) aux cornemuses celtiques (L'île Hélène), de la flamme flamenca (Ma cheminée est un théâtre) à la valse aux contours intimistes (La Vie en noir) : Yvan Cassar a tissé un canevas aux tons pluriels, sans que la diversité stylistique ne tombe dans le patchwork ni le collage. A Langue de Bois, l'ancien percussionniste de Touré Kunda, Moussa Sissokho, et son acolyte, Leiti M'baye, impulsent les palpitations olympiennes du tambour sabar, tandis que le traitement subtil du chœur féminin (Bessy Gordon, Esther Dobongma, Valérie Belinga et Assitan Dembélé) met en lumière d'enivrantes spirales harmoniques. "Dans cette chanson, j'exécute un genre de rap, exprimant la révolte de la forêt contre l'expression péjorative Langue de bois, qui signifie parler pour ne rien dire, tricher. Je me souviens de mon voyage en Afrique, au Gabon notamment, où la végétation luxuriante se dresse avec une sorte d'insoumission grandiose". Et le poète de scander, avec le seul soutien des percussions : "Faut-il que l'homme soit macabre / Pour blasphémer la langue d'arbre / La langue de bois". Avant de conclure : "De la base à la cime / Je chante ma langue de bois / Perché sur du Racine".

La quête de la vérité

C'est l'Afrique encore qu'il célèbre dans Bozambo où un orchestre à cordes mêle ses fibres à la peau des tam-tam. "Là, je raconte que je suis en train de peindre. Et, au bout de mon pinceau, apparaît peu à peu un pygmée, qui n'est autre que moi-même. J'ai emprunté le titre à un film que j'ai vu au patronage à l'âge de neuf ans, quand j'habitais rue Sainte-Anne à Toulouse. C'était en 1939. L'Afrique était déjà imprimée dans ma poitrine".

Au fil de son "cinémot", il narre la trame de sa vie : son spleen (La Vie en noir), ses rêves et son amour pour son épouse (L'île Hélène), un pique-nique bucolique (Déjeuner sur l'herbe), la demande en mariage de son père à sa mère (Mademoiselle Maman)... "Animé par la volonté et la passion de m'exprimer en tant qu'artiste, j'essaie de sonder ce qui se passe dans mes entrailles. Chercher la vérité qui me manque et l'approcher à travers le chant, le dessin, l'amour". La dimension picturale de son écriture se nourrit probablement de l'intérêt profond qu'il porte à la peinture. D'ailleurs, le jongleur de rimes aime jouer avec les crayons de couleur. Au rez-de-chaussée de son nouvel appartement parisien du 5ème arrondissement, situé près de l'église Saint-Julien-le-Pauvre (et à quelques prières de Notre-Dame de Paris), un chevalet attend patiemment ses dessins et ses tirades. Nougaro a un faible prononcé pour les artistes qui, comme lui, transmuent les souffrances de l'existence en magnificence. On retrouve parfois, dans ses bouquets de sonnets, la fraîcheur d'un trait de Picasso, cette simplicité que le travail assidu confère aux figures les plus délicates.

Standard de jazz et chorus

Les peintres sont régulièrement conviés dans ses vers. Picasso et sa muse Gala, Bernard Buffet et son Anabel, dans Chiffre Deux, Nombre d'or, hymne qu'il dédie aux couples. "J'évoque aussi des couples masculins, à l'instar de Verlaine et Rimbaud, Vendredi et son Robinson Crusoé, précise-t-il. Je suis fasciné par les grandes histoires d'amour, les passions dévorantes qui brûlent dans l'éternité des temps". Il pose ses mots sur Tin Tin Deo, fameuse musique du percussionniste cubain Chano Pozo (pionnier du latin jazz, avec le trompettiste américain Dizzy Gillespie, dès la fin des années quarante). "J'ai eu envie de renouveler mon inspiration dans les grands thèmes de jazz. Dieu sait que j'en ai écouté. Je suis tombé par hasard sur une version de Tin Tin Deo par le pianiste Oscar Peterson en trio et j'ai eu un coup de foudre". Claude Nougaro a déjà montré son habileté à investir un standard (Take Five pour A Bout de souffle ; Let My people Go pour Armstrong). Ecoutez bien la transition que son chant effectue, de la seconde strophe à la troisième : sa voix, qui traînait lascivement sur les derniers vers ("On s'aimera encore mieux / Nombre d'or, chiffre deux"), plonge soudain, avec une agilité féline, dans le swing du couplet suivant.

Domptant les aspérités de la langue française, le joaillier rimeur opère un découpage des syllabes en totale osmose avec la nécessité musicale. Et cisèle le vocable selon son souhait, jusqu'à le faire danser.

Fara C.

CD Claude Nougaro Embarquement Immédiat (EMI)
A lire : "40 chansons triées sur le violet", textes de Nougaro illustrés par le peintre argentin Ricardo Mosner (éditions Albin Michel).