Entrevue avec Manu Chao
Après le succès de son premier album solo Clandestino, chacun attend avec impatience le suivant, depuis longtemps en préparation. C'est en pleine tournée latino-américaine que nous avons retrouvé le chanteur qui ne semble pas prêt à poser ses valises de sitôt.
Le chanteur est de passage en Argentine
Après le succès de son premier album solo Clandestino, chacun attend avec impatience le suivant, depuis longtemps en préparation. C'est en pleine tournée latino-américaine que nous avons retrouvé le chanteur qui ne semble pas prêt à poser ses valises de sitôt.
Quartier San Telmo. Soirée d'été dans la rue Venezuela. Devant l'entrée d'une vieille épicerie, une banderole porte le nom de l'association H.I.J.O.S*, les fils des disparus d'Argentine qui inaugurent leur nouveau local. A l'intérieur, c'est l'ébullition. "Manu quand est-ce que tu viendras parler tranquillement avec nous?", demande Lucila, qui berce un nouveau-né dans ses bras. Manu Chao, badge du Che sur le cœur, un peu tendu, sourit. "Mercredi, j'aurai peut-être un moment avant de partir." Des Mères de la Place de Mai s'approchent pour lui dire quelques mots de leur histoire. Manu, sérieux, écoute. De tous les côtés, on le tire par la manche. Entre Cruz Negra, une association de soutien aux prisonniers politiques d'Uruguay, et une association de travestis, Manu Chao nous laisse un petit quart d'heure...
Manu, après ton dernier passage il y a six mois à Rosario comment retrouves-tu l'Argentine ?
(Il pique du nez vers le sol) Le pays plonge, plonge, c'est une chute vertigineuse, une maladie latino-américaine. On perçoit les tensions dans les rues. En général en Amérique latine, il n'y a aucun pays où la situation s'améliore, on arrive à une situation insupportable, il ne s'agit pas de revendications politiques mais de survie. Beaucoup de gens essaient de faire contrepoint à cette fatalité économique, le problème est qu'ils ne sont pas assez unis. C'est la seule issue que je vois, que les gens s'unissent, sinon nous allons à la m...
Qu'est-ce que représentent pour toi ces tournées ?
Dans les tournées, les concerts sont presque une excuse pour être dans les rues, rencontrer les gens, échanger des émotions, entrer dans l'âme d'un pays. Pour affronter la réalité, il faut continuellement aller sur place. Et puis avoir du temps libre, par exemple pour jouer au foot samedi matin dans le quartier de la Boca, ça a été pour moi un moment très fort de ce séjour à Buenos Aires. Voyager est un privilège, c'est la meilleure école de la vie, meilleure que n'importe quelle université.
Tu te considères comme quelqu'un d'engagé ?
A ma manière, mais quand je voyage, je vois des gens qui luttent et je trouve que je lutte peu. Je pense aux Indiens du Chiapas, à des prisonniers politiques du Chili... Je trouve que je fais peu en comparaison.
Comment fais-tu pour garder espoir ?
Il n'y a pas d'autre bouée de sauvetage, l'espoir et aussi beaucoup de force pour tenter de chercher le cap, c'est une lutte contre le temps. Pour espérer changer les choses, il faut transmettre de l'énergie autour de soi, à proximité, dans son quartier. Comme en Uruguay où je viens de passer quelques temps, ils ont là-bas beaucoup de radios communautaires.
Quels sont tes projets avec Radio Bemba (son groupe actuel, radio bemba veut dire de bouche à oreille) ?
Aucun. Pour nous, chaque tournée est la dernière. Cela nous préserve. Nous pourrions programmer des concerts pour les trois ans à venir. Mais le meilleur de nous c'est notre désir de jouer, et comment savoir comment nous nous sentirons dans six mois. Jouer sans envie, c'est le pire qui puisse nous arriver. Chaque concert aussi, on le joue comme si c'était le dernier. Après, l'intuition nous guidera. En attendant, le prochain disque est en préparation...
Ta vie ? Clandestine ?
Ça vient des voyages. Comme je vis, c'est difficile d'avoir une vie normale, les amis de toujours, une petite famille. Ma famille est immense. Il y a des gens que je verrai une fois dans ma vie. Si nous nous rencontrons, ok, sinon nous nous enverrons un fax. L'important est que rien ne soit prémédité. L'an prochain, j'ai envie de me poser à Rio. Pourquoi avoir choisi d'être là, ce soir ? Tu vois bien l'ambiance de fête ici, avec les fils de disparus, c'est naturel pour moi d'être avec eux, je suis depuis longtemps en contact avec eux, à Barcelone, à Mendoza, à Cordoba, au Chili. D'ailleurs je vais les rejoindre...
Dehors, plusieurs associations des Droits de l'Homme se sont déjà relayées au micro. "Buenos Aires, comment sont tes rues ?" lance celui que la presse ici appelle le "gringo libre". Dans la rue étroite, serrés les uns contre les autres, des centaines de jeunes Argentins lui répondent d'un seul cœur. Manu enchaîne Clandestino, Bongo Bong, Welcome to Tijuana, Candela du Buena Vista Social Club... Les façades s'éclairent de diapos de manifs de rue. Dans la rue, aux balcons, sur les toits, les jeunes de H.I.J.O.S chantent, dansent et leurs yeux brillants disent qu'ils n'en reviennent pas que Manu Chao joue là, si près, pour eux, dans la nuit d'été de Buenos Aires.
*H.I.J.O.S : (fils et filles de disparus pour l'Identité et la Justice, contre l'Oubli et le Silence)