Lavilliers symphonique

Pour une soirée unique au Théâtre des Champs-Élysées, Bernard Lavilliers chantait samedi soir accompagné par l’Orchestre Lamoureux. Juste pour le plaisir, hors de toute tournée et de toute promotion (son dernier album, Clair Obscur, est sorti il y a trois ans), il présentait une douzaine de chansons arrangées pour l’ampleur d’un orchestre symphonique.

La soirée classique de Bernard Lavilliers

Pour une soirée unique au Théâtre des Champs-Élysées, Bernard Lavilliers chantait samedi soir accompagné par l’Orchestre Lamoureux. Juste pour le plaisir, hors de toute tournée et de toute promotion (son dernier album, Clair Obscur, est sorti il y a trois ans), il présentait une douzaine de chansons arrangées pour l’ampleur d’un orchestre symphonique.

"C’est comme quand vous croisez Lauren Bacall et qu'elle a vingt ans. Après, vous en rêvez toute votre vie." Bernard Lavilliers est heureux et l’avoue au micro. Derrière lui, plus de soixante musiciens. Devant lui, la salle du Théâtre des Champs-Élysées, prestigeuse institution de la musique classique - c’est ici que Stravinsky a créé Le Sacre du printemps. Pour un soir, les costumes des abonnés côtoient les blousons en jean des vieux fans de Lavilliers. Pour un soir seulement, il chante avec l’Orchestre Lamoureux, dirigé par le fantasque chef japonais Yutaka Sado. A l’instant, il vient de chanter Les Grandes Marées avec l’immense houle d’une quarantaine d’instruments à cordes, le commentaire presque jazz du piano, les notations moirées des cuivres... Et il est tout heureux.

L’Orchestre Lamoureux avait inauguré ces "cartes blanches" à des personnalités "extérieures" en 1994 avec William Sheller. Mais celui-ci venait en voisin, en cousin, en ancien élève de conservatoire qui avait composé de la musique sérielle avant d’écrire sa première chanson. Avec Lavilliers, c’est autre chose : un artiste qui n’est jamais sorti des variétés, porte-voix des taulards et des garimpeiros, témoin de tous les exclus et de tous les maudits. Qu’il ait accepté l’invitation de Yutaka Sado n’est pas totalement inattendu non plus : il avouait en 1998 au Figaro que son premier souvenir de musique, dans son enfance, était sa mère jouant la Valse des regrets de Brahms "sur un piano que mon père avait sorti de je ne sais où, quand on habitait une sorte de soupente sous les toits".

Ce fils d’un quartier "dur" ne s’est pas changé pour venir chanter avenue Montaigne : pantalon de cuir, tee-shirt noir et veste que - pour une fois - il n’a pas laissé tomber pour découvrir ses biceps. L’Orchestre Lamoureux s’est lui-même détendu : les hommes portent un tee-shirt blanc sous le costume sombre, les femmes ont de jolis chemisiers de soie blanche ou même - elles aussi - des pantalons de cuir... De toute façon, le milieu classique a appris ces dernières années à ne pas toujours bouder les musiques populaires : les salles s’ouvrent, comme Pleyel à Juliette, Charles Trenet ou Suzanne Vega, ce même Théâtre des Champs-Élysées à Francis Cabrel et Julien Clerc, l’Opéra Bastille aux quatre-vingt ans de Trenet... Et, peut-être convaincus par les prodiges de William Sheller avec ses vingt musiciens classiques, quelques stars s’entourent des immenses voiles des orchestres, comme Patricia Kaas l’année dernière en Allemagne et au Palais des Sports le 2 novembre.

Lavilliers, lui, parle de sa "musique de sauvage", tout ravi de l’entendre portée sur les ailes savantes et puissantes d’un orchestre philharmonique, qui lui fait aussi le cadeau de quelques-unes de ses pièces classiques favorites : un extrait de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, une Gymnopédie de Satie orchestrée par Debussy, une Suite pour violoncelle de Bach qu’interprète un soliste... Et puis, arrangées pour ces vastes bataillons par Hubert Bougis et Matthieu Gonet, ses chansons étendent largement leurs bras brunis par les plus prolétaires soleils : une magnifique version de Noir et blanc, d’impérieux sentiments mâles dans If, On the Road Again dans un espace plus vaste que jamais... Dans Attention fragile, l’orchestre éloigne l’habituelle intimité de la chanson et en fait une confession au grand large : au dernier accord, Lavilliers se retourne pour regarder la large cohorte des musiciens, bras ballants comme un enfant devant un gros jouet. Car ce soir-là est historique : jamais sans doute il n’a chanté Quartier de haute sécurité dans une telle ampleur de drame, qui le laisse un peu groggy d’émotion à la fin de la chanson. Comme son pote Léo Ferré, des décennies avant lui, il découvre le bonheur de chanter avec un orchestre symphonique. Et, pour l’occasion, il reprend Est-ce ainsi que les hommes vivent, adaptation par Ferré d’un poème de Louis Aragon, dans des arrangements d’une savante élégance.

Bien sûr, ce sont les chansons les plus lyriques, les plus déclamatoires, les plus graves de Lavilliers qui peuvent se prêter à l’exercice de la vaste transcription pour orchestre : comment faire jouer un reggae ou une salsa à un philharmonique ? Le verbe de Lavilliers y gagne même en ampleur, en portée. Et, par comparaison, il en paraît même plus austère que "le maestro", comme il l’appelle, ce Yutaka Sado flamboyant dans sa longue tunique immaculée, qui dirige son orchestre par une sorte de danse chaleureuse et gourmande.