Mylène Farmer

Le double-CD enregistré pendant la dernière tournée de Mylène Farmer paraît ces jours-ci dans un boîtier métallique doré. Son habituelle imagerie mélangeant spiritualité et sexe s’efface toutefois un peu dans ce disque : çà et là, on peut entendre un peu autre chose que son habituelle production lisse et prodigieusement maîtrisée. C’est encore rare, mais c’est bon signe.

Le 'live' et la vie.

Le double-CD enregistré pendant la dernière tournée de Mylène Farmer paraît ces jours-ci dans un boîtier métallique doré. Son habituelle imagerie mélangeant spiritualité et sexe s’efface toutefois un peu dans ce disque : çà et là, on peut entendre un peu autre chose que son habituelle production lisse et prodigieusement maîtrisée. C’est encore rare, mais c’est bon signe.

On s’interroge forcément lorsqu’on prend en main l’album Mylenium Tour. L’objet lui-même est surprenant, mais sa mise en scène est plus surprenante encore. Le boîtier de lourd métal doré embouti s’ouvre par le centre comme avec les deux battants de la porte d’un temple. Le cellophane est clos sur la face avant par une photo de Mylène Farmer devant la statue de déesse qui trônait sur la scène de sa dernière tournée : ange blanc et roux devant la divinité bleu nuit. Et lorsque l’on retourne le disque, une photo cadre parfaitement les fesses de la chanteuse, qui paraissent nues sous le voile de la robe. On devine le boîtier de transmission de son micro HF fixé à sa ceinture, une rose jaune qu’elle tient à la main...
Tout est là, à la surface de l’emballage, à la fois transparent et densément codé, littéral et secret : le sexe et le sacré, la dévotion et la vérité des pulsions. C’est toute l’efficacité de ces deux rôles de vestale et de putain entre lesquels Mylène Farmer oscille, suscitant le malaise, une adhésion d’esthète ou un enthousiasme déraisonné. Sa tournée Mylenium, l’année dernière, jouait jusqu'à l’obsession de ces deux fièvres. Catéchisme new age et libertin, le concert s’éloignait souvent de la simplicité des perceptions : les choix de couleurs, les mises en scène, les mouvements mécaniques de l’immense déesse robot fonctionnaient comme pour éloigner les chansons. Peut-être plus cérémonie que simplement spectacle de variétés, le concert retrouvait le même poids de rites et de spiritualité transmués que sa première tournée, il y a onze ans.

Ce n’est pas une tautologie : ce disque ramène les chansons au premier plan. C’est parfois un peu cruel, comme pour les vieux tubes entassés dans un medley (Pourvu qu’elles soient douces, Maman a tort, Libertine, Sans contrefaçon), qui sont vidés de tout autre sens que leur utilité chorégraphique. Dans les passages les plus dansants, la voix de Mylène Farmer est soutenue ou doublée par ses deux choristes, et elle-même n’a plus guère le souci de l’expression. Ainsi, on entend une mécanique évocatrice de chansons célèbres et plutôt aimées, mais très peu des textes et des images qui portent encore un sens véritable.
En revanche, des chansons comme California gagnent à se colleter aux réalités tangibles de la scène : la batterie diserte et trapue d’Abraham Laboriel, une basse et deux guitares qui poussent vers l’avant avec une obstination tout à fait californienne, justement, entre body building et paresse assumée. Rêver, porté par un public en chœur, devient une sorte de célébration annexe à sa nature première de chanson d’adolescence. Avec son procédé du filet de voix dressé dans le désert de la nuit, Mylène Farmer affronte le risque extrème de l’a capella dans Pas le temps de vivre. Et la chanson va un peu au-delà de l’anecdote des trois minutes où l’on entend seulement la chanteuse et son public, avant que les musiciens n’entrent dans le jeu.

C’est peut-être cela l’enjeu des disques de variétés en public : que quelque chose arrive aux chansons, et qui n’est pas leur destinée originelle. Sans remonter à la canonique puissance de Jacques Brel chantant sur un 33-tours enregistré à l’Olympia « une vache à mille temps » au lieu d’« une valse à mille temps », c’est l’incident, le tremblement, la rature, le génie, que l’on attend des disques live - et le vocable anglais est juste : vivant. Paradoxalement, ce disque parvient assez souvent à remplir cet office, à désordonner la netteté du clip.
Mylène Farmer avait choisi Yvan Cassar pour mettre au point les arrangements de scène et diriger le groupe. Curieusement, c’est parmi toutes ses collaborations en cette année 2000 extraordinairement faste pour lui (arrangements en scène ou au disque pour Patricia Kaas, Charles Aznavour, Claude Nougaro), la seule dans laquelle il ne parvient guère à faire entendre un peu sa voix propre, son goût pour les oppositions de timbres, les visions diagonales, les inventions discrètes. Il se contente souvent de se rapprocher des arrangements de studio, ce qui laisse à la voix seule (et accessoirement au hasard, ce qui n’arrive guère à Mylène Farmer sur scène) la lourde tâche de donner du grain à des titres que son interprète aime présenter au disque parfaitement lisses. C’est seulement sur Dernier sourire qu’il déshabille un peu la machine Mylène en ne lui accordant qu’un rien de piano pour la conduire vers les derniers instants du concert.
Mais, comme à son corps défendant, il surgit çà et là des fêlures dans le cristal de la voix, de minuscules abrasions à la surface du geste, tout un ensemble d’imperfections et de coquetteries précises que l’on ne perçoit pas dans le concert, tant l’image et le mime y colonisent tout l’espace sensible. De ce point de vue, ce disque ne ressemble pas à la tournée Mylenium, ce qui est plutôt une bonne idée. Fêler la surface d’un miroir est parfois utile.

Mylène Farmer Mylenium Tour, 2 CD (Polydor-Universal) 2001