L'autre Trenet
Mardi, le 20 février 2000 - Absent des hommages à Charles Trenet, Jacques Higelin, éternel admirateur du poète - il l'avait fait remonter sur scène en 77 au Printemps de Bourges -, nous a cependant confié son sentiment : "C'est très bien qu'un pays rende hommage à ses artistes mais moi, je ne peux pas. Je n'ai jamais aimé ça, je ne sais pas faire ça. Je préfèrerais que l'on questionne les gens, les gens, les gens ! C'est une affaire entre le public et les artistes."
Si vous, qui nous lisez aujourd'hui, avez apprécié (ou détesté) le Fou chantant, envoyez-nous vos témoignages, vos souvenirs liés à cet artiste qui, derrière le swing et la joie de vivre, a nourri son œuvre de mille facettes méconnues, obscures, voire tabou. Le chanteur Serge Hureau¹, auteur du spectacle Au bon p'tit Charles en 1998, nous évoque cet autre Trenet, celui des douleurs et de la solitude.
Serge Hureau évoque la face cachée du chanteur
Mardi, le 20 février 2000 - Absent des hommages à Charles Trenet, Jacques Higelin, éternel admirateur du poète - il l'avait fait remonter sur scène en 77 au Printemps de Bourges -, nous a cependant confié son sentiment : "C'est très bien qu'un pays rende hommage à ses artistes mais moi, je ne peux pas. Je n'ai jamais aimé ça, je ne sais pas faire ça. Je préfèrerais que l'on questionne les gens, les gens, les gens ! C'est une affaire entre le public et les artistes."
Si vous, qui nous lisez aujourd'hui, avez apprécié (ou détesté) le Fou chantant, envoyez-nous vos témoignages, vos souvenirs liés à cet artiste qui, derrière le swing et la joie de vivre, a nourri son œuvre de mille facettes méconnues, obscures, voire tabou. Le chanteur Serge Hureau¹, auteur du spectacle Au bon p'tit Charles en 1998, nous évoque cet autre Trenet, celui des douleurs et de la solitude.
"Nous, l'équipe de Au bon p'tit Charles, ce qui nous a intéressé, c'est là où il n'y a pas la joie, là où ce n'est pas simplement le sourire. On a voulu montrer que derrière ce sourire un peu de clown, il y a évidemment énormément de blessures, énormément de subtilité. Nous n'avons choisi que des chansons qui avaient trait à quelque chose de tabou - parce que les gens parlent de Trenet en persiflant un peu - soit la dimension de l'enfance. Qui était-il quand il était enfant et est-ce qu'il parle de ça ? On a donc fait un travail sur les chansons de ses tout débuts, un répertoire incroyable.
Il y en a une qui s'appelle le Petit pensionnaire qui décrit les horribles pensions de son enfance. Trenet est un enfant de divorcés. Il est né en 1913 et son père est parti assez vite à la guerre. Il ne l'a donc quasiment pas vu pendant ses premières années et quand son père est rentré, il le voyait vraiment comme un type qu'il ne connaissait pas. Ses parents ont vite divorcé alors qu'en province, à cette époque, c'était dur pour une femme de partir du foyer. Elle a alors rencontré un cinéaste, Benno Vigny. Trenet raconte comment à partir de cette époque, il a été en pension dans une souffrance incroyable, un peu comme un orphelin et ce côté enfant de divorcés, c'est vraiment très important chez lui. C'est vraiment sa modernité."
"Ce qui nous a intéressé chez lui, c'est d'aller chercher à l'intérieur et de sortir des trucs éternels que l'on dit sur lui, que c'est lui qui a amené le jazz en France. Ce n'est pas vrai du tout, le jazz existait déjà. On a toujours dit des choses un peu faciles, le chanteur swing, tout ça, alors que c'est aussi un type extrêmement inspiré. Sa psychologie, sa sensibilité suffisent à faire son œuvre.
C'est un type qu'on a donc montré comme ça avec toutes ses tristesses, et ça a beaucoup touché les gens, parce que c'était respectueux mais assez dur, parce que ça montrait tout, tout ce que les gens disent tout bas de Trenet, en particulier sur son homosexualité. Il y avait une chanson des années 60 qui s'appelait l'Abbé à l'harmonium dont le couplet disait «Mon Dieu, comme il pédalait, comme il pédalait bien l’abbé» et qui décrit cette ambiance trouble qu’on connaît bien aujourd’hui avec les affaires de pédophilie et qui le troublait quand il était enfant dans les pensions. Je trouve que cet homme a eu une force incroyable et le courage de dire des choses comme ça. On ne s’en rendait pas compte. Sa musique avait un côté très swing donc on n'écoutait pas tellement ce message-là qui est très fort. Nous, nous sommes allés creuser de ce côté-là et c’est allé au-delà de nos intuitions."
"C'est aussi son côté très sud-ouest qui nous a intéressés. A t’il été marqué par les tarentelles, par les rythmes de sardanes, par tous ces groupes de musique de la région de Perpignan qu’on appelle les cobles ? Oui, c’est évident parce qu’il le dit dans ses chansons et qu’il en a beaucoup parlé. On a voulu montrer ce môme de province qui monte à Paris avec une fascination délirante pour la capitale. Trenet nous a envoyé un très joli petit mot d’ailleurs. Il était épaté qu’on aille chercher des trucs des tout débuts, de l’époque où il chantait avec Johnny Hess en duo.
On pouvait traiter l'œuvre de Trenet de mille façons différentes et c’est sa richesse. Prenons par exemple la chanson Je chante. Dans le spectacle, c’était la première, sans musique. J’arrivais de la salle, un peu comme quelqu’un qui fait la manche dans le métro et c’était simplement parlé. Et tout d’un coup, ce texte prenait une autre dimension et on entendait soudain la vraie histoire, l’histoire d’un garçon qui finit dans un commissariat et qui se pend, l’histoire d’un vagabond qui a faim, qui demande à manger «Pitié, je suis tout léger, léger» et il tombe dans un chemin, la police le ramasse, et il leur dit merci mais dans le commissariat, il se pend en disant à la corde «Ficelle / Tu m’as sauvé de la vie / Sois donc bénie / Car grâce à toi, j’ai rendu l’esprit / Et depuis, je chante, je chante soir et matin / je n’ai plus faim». Il a réussi un truc incroyable, c’est que sous des airs guillerets, il nous dit que le seul moyen de ne pas avoir faim, c’est de se pendre. C’est très étonnant et c’est tout à fait Charles Trenet. Là où on rigole, il y a aussi le désespoir. C'est merveilleux pour un interprète parce qu’on peut faire des lectures différentes comme un texte de Verlaine ou de Rimbaud. On peut toujours trouver du sens nouveau et c’est cela qui fait le grand bonhomme qu’il est."
"Oui, c’est un très grand. C’est vrai qu’il a joué avec ce swing américain, mais même avant ce swing, il a eu d’autres périodes différentes. Il portait le meilleur et le pire. C’est un homme qui a couché avec toutes les époques. A l’époque de Pétain, il chantait des trucs pétainistes, à l’époque de Mitterrand, des trucs mitterrandiens. Il a collé à l’air du temps. Il a su saisir comme Gainsbourg, les époques et en faire une chose personnelle. C’était un illusionniste. Il cite les chansons de patronage, il a fait des parodies des chansons coloniales, en particulier Cœur de palmier, texte terrifiant, il tourne en dérision ce qu’il entendait quand il était enfant. Il est empreint de tout ça, des fanfares qui sont très puissantes dans sa région, encore aujourd’hui, des fanfares qui ont adopté le jazz assez vite, l’esprit du carnaval. Il est très méditerranéen aussi. D’ailleurs, la vision qu’il a des femmes est terrible, ce ne sont que des mères ou des filles un peu éthérées.
Et puis, c’était un homosexuel ce qui était très présent dans ses chansons. Beaucoup préfèrent dire que ce n’était pas important, qu’on n’en parle pas mais c’est très important dans son œuvre, vraiment. C’est quelqu’un qui a chanté le désir, parfois en trichant un peu, parce que à cette époque, il fallait tricher. Dans la Folle complainte, on sent un garçon très complexe. Il dit un texte sublime «Je n'ai pas aimé ma mère./ Je n'ai pas aimé mon sort / Je n'ai pas aimé la guerre / Je n'ai pas aimé la mort / Je n'ai jamais su dire pourquoi j’étais distrait, je n’ai jamais su sourire à tel ou tel attrait». C’est assez fort. C’était un enfant qui se mettait de côté et c’est un homme qui s’est toujours mis en retrait. Il était extrêmement solitaire, il se voyait comme une espèce de clochard inspiré, comme un ange. Il savait s’amuser, faire des repas avec des amis, se soûlait beaucoup mais il retournait toujours à sa solitude. Il se tenait à l’écart aussi parce qu’il était un peu particulier. Il a été couvert d’insultes toute sa vie. On le traitait de «pédé», de «gros pédé». C’était à peu près ça, le niveau. Il a eu des histoires dans les années 60 avec quelqu’un qui avait 19 ans. Dans ce temps-là, c’était un mineur, 19 ans c’était être encore un enfant. Plus aujourd’hui. C’est ça la grande différence."
"Enfin, ce que je trouve très fort et émouvant chez lui, c’est son désir de chanter, de réussir, son arrivée à Paris au début des années 30. Et puis l’importance de sa mère qui vivait avec un cinéaste et qui l’emmenait sur les tournages. Il adorait le cinéma et la peinture aussi. Comme Gainsbourg, il était d’abord peintre dans son adolescence. Il a aussi écrit deux romans (Dodo manières, éd. Albin Michel, 1940 et la Bonne planète, Ed. Brunier, 1949, ndlr). Il était justement allé voir le poète Max Jacob pour lui montrer ses écrits. Et Jacob lui avait conseillé de s’essayer à autre chose mais toujours dans l’écriture. Il s’est donc mis à écrire des chansons.
Il a surtout marqué dans la mesure où les gens se reconnaissaient en lui. Par exemple, Georges Brassens, qui était de Sète non loin de Narbonne, dit que les premières chansons qu’il a aimées sont celles de Trenet. Lui, se reconnaissait une parenté très grande avec Trenet, une pseudo légèreté. Higelin aussi est fou de lui, même si, comme Brassens, on ne l’entend pas forcément dans ses chansons sauf peut-être dans Tombé du ciel. Le swing et la légèreté, Mireille l’avait aussi, Jean Tranchant aussi, mais ce que Trenet a apporté, c’est plus compliqué que ça, plus fin, c’est cette cruauté très grande. Ce qu’il a apporté, c’est maintenant qu’on va le voir. "
Propos recueillis par Catherine Pouplain
1- Serge Hureau est le directeur du Hall de la Chanson (le Centre national du Patrimoine de la Chanson, des Variétés et des Musiques actuelles).
Et n'oubliez pas, si Trenet vous a marqué, racontez-le nous.