LE MASA EN BROUSSE
Abidjan, le 8 mars 2001 -A l’entrée du village, un panneau annonce fièrement : « Bienvenue à Nigui Saff : vous êtes dans le temple du Mapouka ». Bigre ! Quand on sait que le mapouka est cette musique qui a conquis la Côte d’Ivoire en une demi-douzaine d’années, au point de rivaliser aujourd’hui avec l’omniprésent zouglou, on se demande comment ces quelques cases, perdues au milieu des hévéas et des palmiers à huile, peuvent être responsables d’un tel raz-de-marée.
Au coeur du Mapouka
Abidjan, le 8 mars 2001 -A l’entrée du village, un panneau annonce fièrement : « Bienvenue à Nigui Saff : vous êtes dans le temple du Mapouka ». Bigre ! Quand on sait que le mapouka est cette musique qui a conquis la Côte d’Ivoire en une demi-douzaine d’années, au point de rivaliser aujourd’hui avec l’omniprésent zouglou, on se demande comment ces quelques cases, perdues au milieu des hévéas et des palmiers à huile, peuvent être responsables d’un tel raz-de-marée.
Mais une fois atteint le cœur du village, au bord de la lagune, la population entière réunie autour de ses chefs vous accueille en dansant, et tout s ‘éclaire : ce blocage du corps, mettant en valeur le seul mouvement des fesses, si particulier (et si convivial !), c’est bien le même que celui des pistes de danse d’Abidjan. Des tout-petits aux plus âgés, chacun ici le pratique avec un naturel qui ne trompe pas : avant de devenir mapouka des villes, le mapouka est né dans ces champs, à une petite centaine de kilomètres à l’ouest d’Abidjan.
C’est là qu’aujourd’hui s’est décentralisé le Masa. Trois énormes bus Mercédès déversent leur plein d’artistes, de journalistes, de producteurs. L’expédition a des airs de conquête coloniale, et Nigui Saff se transforme aussitôt en Disneyland. Mais, dans les yeux des enfants, il y a une telle fierté de montrer son art que le malaise s’estompe vite. Car les deux mille âmes de ce village se sentent réellement dépositaires de cette musique et de cette danse. Ils l’ont créée sur la base de l’ahossi, un rythme de Grand-Lahou, auquel ils ont ajouté une chorégraphie de leur cru. Un groupe s’est monté en 1988, « Ambiance Facile », qui a commencé à circuler dans le pays. Mais c’est en 1997 qu’a démarré le grand boum avec la création du « Nigui Saff K. Dance » qui, à tout seigneur tout honneur, débute le spectacle.
Sur la lagune, les pieds dans l’eau, on a construit une scène en ciment. En plein cagnard, musiciens et danseurs se dépensent sans rechigner. Chants et percussions pour les hommes, danse pour les femmes. Ces dernières sont très en pointe, dans le mapouka. D’ailleurs, le nom même leur est dédié : mapouka est une contraction de « mapoukate » qui, en langue ahizis (le dialecte de la région) signifie : met tout en sécurité. La mapouka aurait un tel effet de transe sur ces dames qu’on leur conseille vivement de bien préparer la cuisine avant de partir à la danse, le retour pouvant s’avérer mouvementé…
Les douze artistes du Nigui Saff K Dance ne sont pas loin de nous la communiquer, la transe, ce qui est fortement déconseillé au petit blanc peu habitué aux 35 degrés ambiants, et aux 10 degrés du banjee, le vin de palme local. Heureusement le gong va sonner avant le K.O. final, car il faut laisser la place aux « Génies Noirs » du Bénin venus insuffler une dose de vaudou à cette après-midi de fête des âmes et des corps.
Dès lors, il devient difficile à l’œil non expert de distinguer entre le foisonnement de rythmes, de costumes, de sons. Rien ne se ressemble, mais tout se mêle et s’imbrique dans ce festival des traditions. Les masques sacrés de San Pedro, à l’extrême ouest de la Côte D’ivoire, se confondent avec ceux de Douafla, de la région de Yamousoukro ; là, un tout petit masque d’un mètre à peine se faufile dans le public à une vitesse impressionnante, marque un arrêt soudain, avale un homme, puis deux hommes, qu’il recrachera un peu plus loin (Saapro) !
Est-ce bien au Ployouo que nous assistons maintenant ? Sans doute ces jeunes filles incarnent-elles les vierges avant leur initiation. Le corps couvert de symboles (le buffle pour la force, l’araignée pour l’ingéniosité) elles déchaîneront les applaudissements en imitant leurs modèles d’animaux. Mais à qui appartient ce sorcier sur ses échasses de deux mètres ? Ahizé de Côte d’Ivoire ? Achina, du Togo ? On ne sait plus, ivre de sons, d’images, de soleil, de plaisir. Qu’on nous pardonne cette imprécision fort peu journalistique. Mais parions que tous ces groupes auront trouvé aujourd’hui des contrats pour partir jouer de par le monde, et que l’on aura l’occasion d’en reparler dans le détail. Car c’est bien à cela que sert le Masa, lequel a eu une riche idée de quitter en ce jour les salles climatisées de la grande métropole.
Il y a quelques années, lorsque l’avènement de la musique africaine sur la scène internationale passait obligatoirement par la moulinette du son occidentalisé (Mory Kanté, époque « Yéké-Yéké », marqua l’apogée de cette tendance), on aurait pu sourire face à un tel défilé, ethnique et dépouillé. Quel producteur, alors, aurait investi le moindre franc CFA sur ces artistes, sauf à leur adjoindre une kyrielle de synthétiseurs et de boîtes à rythme ? La sono de campagne de Nigui Saff, cet après-midi, marchait une fois sur deux ; or, on regrettait plutôt les moments où elle fonctionnait ! Maintenant que la demande en « musiques du monde » s’est affinée, que le public s’est éduqué (la percée de Césaria Evora a marqué le tournant), il y a un avenir pour toutes ces troupes qui, loin d’avoir cédé aux sirènes de la facilité, ont su préserver leurs traditions tout en professionnalisant leur art. Rassurant, non ?
Jean-Jacques Dufayet
Photos : Pierre René-Worms