Hubert-Félix Thiéfaine
Guitares lourdes, synthétiseurs omniprésents, syncrétisme des rythmes d'aujourd'hui : le treizième album de Hubert-Félix Thiéfaine, Défloration 13, est sorti le 20 mars dernier. Il marque une nette rupture avec ses deux albums de la fin du siècle dernier, La tentation du bonheur et Le bonheur de la tentation, plus ludiques. À la tension musicale correspond un désespoir textuel nouveau : ce numéro 13 en est d'autant plus un des événements musicaux de ce début d'année.
La tentation du malheur
Guitares lourdes, synthétiseurs omniprésents, syncrétisme des rythmes d'aujourd'hui : le treizième album de Hubert-Félix Thiéfaine, Défloration 13, est sorti le 20 mars dernier. Il marque une nette rupture avec ses deux albums de la fin du siècle dernier, La tentation du bonheur et Le bonheur de la tentation, plus ludiques. À la tension musicale correspond un désespoir textuel nouveau : ce numéro 13 en est d'autant plus un des événements musicaux de ce début d'année.
" Je ne suis pas un théoricien ni un philosophe, assène Hubert-Félix Thiéfaine. Si je jouais de la trompette, les choses seraient plus simples : on ne me demanderait pas les clés de mes textes. Je n'écris pas pour être lu. La poésie à l'état brut, seuls deux ou trois génies peuvent se la permettre : Baudelaire, Rimbaud, Benjamin Péret. Si tu as l'âme d'un poète et que tu n'es pas génial, tu es obligé de prendre des supports pour y arriver. " Bigre ! Le Hubert-Félix nouveau semble tendu comme une chanterelle après son treizième album, sorti ces jours-ci.
En ses débuts, Défloration 13 semble dans la lignée du Thiéfaine éternel : ballade au tempo lent et aux mots vénéneux ( " ombre aphrodisiaque ", " junkie mécanique " ) pour le premier titre, Une ambulance pour Elmo Lewis. Mais, déjà, des programmations de machines pointent l'oreille. Le second morceau (le meilleur de l'album), Quand la banlieue descendra sur la ville, si ce n'était son discret reggae, serait thiéfainiste en diable : on y parle de "rues qui puent la trique, la moiteur rance et la mauvaise conscience" et de "grande razzia des parias". Le monde s'effondre et tout va bien.
Avec Le Touquet juillet 1925, troisième titre, on saute dans l'inconnu : face à un texte à la Souchon et à un rythme à la Voulzy, à peine dynamité, on reste dubitatif. Dès lors, l'étonnement ne quittera plus l'auditeur thiéfainophile : un nouveau son se met en place avec ce treizième album. Un son qui fait la part belle à des synthétiseurs puissants, à des guitares lourdes et, surtout, aux influences du siècle finissant. Du rap (Also sprach Winnie l'Ourson) à la comptine techno grunge (Joli mai, mois de Marie) et au trip hop plombé (Les fastes de la solitude) se met en place une fusion que n'aurait pas reniée, en son temps, No One Is Innocent. Euh… avec un peu plus de retenue du côté des éruptions décibéliques chez HFT. Mais à peine.
Même des morceaux classiques comme Parano safari ou Eloge de la tristesse…à la voix bien devant, arborent des orchestrations inhabituellement sales auxquelles participent à parts égales guitares et synthés. Les textes, eux, restent fidèles à eux-mêmes : noirs. Avec un minimum d'humour, ce qui est nouveau. Notre homme serait-il fatigué ?
Il est vrai que l'actualité a été chargée pour Thiéfaine ces trois dernières années, juste après la sortie de son avant-dernier album, Le bonheur de la tentation : d'abord un concert-événement le 11 décembre 98 au Palais Omnisports de Paris-Bercy pour ses 25 ans de règne'n'roll ; puis l'écriture de deux textes, au premier trimestre 99, pour l'album de Paul Personne Patchwork électrique (avec cette première, Thiéfaine réalisait un vieux rêve : "Je pourrais aussi écrire des textes pour les autres" me confiait-il en… juin 90) ; enfin, une tournée qui a duré jusqu'à fin 99…
À peine remis de cette tournée, le courageux Jurassien s'est remis à l'écriture pour nous livrer Défloration 13, changeant toutefois de crémerie (cet album passe de Tristar à Epic, toujours dans le giron de Sony), de manager et de musiciens. Comme si, pour Thiéfaine, le siècle s'était terminé en décembre 1998, le soir où Hubert-Félix 1er a offert à son peuple (17000 sujets) réuni en son Palais de Bercy un florilège halluciné, des origines (L'ascenseur de 22h43) à nos jours (Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable). Un signe, rétrospectivement, aurait dû retenir notre attention. Ce soir-là, HFT a privilégié les titres de plus de dix ans d'âge : deux sur trois... Il a même, pour l'occasion, reconstitué Machin, le groupe folk de ses débuts, qui a repris La cancoillote…
Plus de trente ans de carrière
Hubert-Félix Thiéfaine est né à Dole, dans le Jura français, le 21 juillet 1948, cinquième enfant d'une famille qui en compte six. Son père est typographe et son enfance modeste, dans une famille "très chaleureuse et très tendre". C'est à sa demande que Hubert-Félix entre en pension à onze ans au petit séminaire... Dans ce cadre, il écrit ses premières chansons : son premier groupe, en 1963, s'appelle les Squelet's... Il traduit et adapte Woody Guthrie. Déjà éclectique (trente-cinq ans plus tard, c'est pire), il découvre John Lee Hooker, Dylan, les Stones, Brel et Ferré.
Juste après 68, à la faculté de psychologie de Besançon, il rencontre celui qui va devenir son ami le plus fidèle et son manager - jusqu'en 2000 : Tony Carbonare. C'est en 1976 que commence, avec Carbonare et pour un an, l'aventure folk du groupe Machin. On retrouve son influence dans le premier album de Thiéfaine, Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s'émouvoir, paru en janvier 78 : premier petit succès avec La fille du coupeur de joints, devenu un classique de son répertoire. "Je me suis beaucoup amusé avec le folk, reconnaît-il aujourd'hui. C'est une musique simple à parodier.
Fin de la phase folk : une nouvelle couleur Thiéfaine se précise en 1981 avec le quatrième album, Dernières balises avant mutation. On y remarque Narcisse 81. En 1982, Soleil cherche futur, qui inclut Lorelei et Les dingues et les paumés, radicalise sa démarche rock et rapporte à Thiéfaine son premier disque d'or. Son style se fixe : textes sombres ou drôles, images fortes, surréalistes, rock stonien. En témoignent les albums Météo für Nada (1986, avec Zone chaude, môme et Sweet amanite phalloïde queen) et Eros über Alles (1988, avec Was ist das rock'n'roll).
Nouvelle aventure en 1989 : HFT part enregistrer à New York l'album Chroniques blusesymentales, qui sort en 1990. Un des plus beaux albums du Thiéfaine éternel : rythmiques nerveuses, grosses guitares, déluge verbal : Pogo sur la deadline, Caméra terminus, Zoo zumains zébus... Deux albums jumeaux, décrispés, marquent les années 96 et 98 : La tentation du bonheur et Le bonheur de la tentation. Grâce à La philosophie du chaos (dit aussi Et yop !), La tentation du bonheur, onzième album-studio de Thiéfaine, perce un peu dans les radios.
Aujourd'hui, Hubert-Félix Thiéfaine est à jamais le chanteur qui s'est fait sans la moindre aide des médias audiovisuels. Avec lui on a pris, pour la première fois en France, la mesure d'une carrière bâtie d'abord sur le bouche-à-oreille et les concerts. Avec, en noyau dur du public, les lycéens : "Depuis vingt ans, s'amuse HFT, je suis un passage obligé des jeunes de 18 ans. C'est, en fait, un public infidèle, mais qui se renouvelle autour du même âge. J'ai dû rester bloqué à mes propres 18 ans. Je dois fonctionner comme un adolescent moyen." Peut-être, dans vingt ans, Gaëtan Roussel, de Louise Attaque, tiendra-t-il le même discours.
Jean-Claude DEMARI
Hubert-Felix thiéfaine Défloration 13 Epic/ Sony
Hubert-Felix thiéfaine Défloration 13 (Epic/ Sony) 2001