CHAINON MANQUANT

Cahors, 3 avril 2001 - Le festival du Chaînon Manquant est à mi-parcours. Déjà trois jours que les spectacles de rues, les pièces de théâtre et les chanteurs se sont succédés sur les différentes scènes. Encore autant à passer pour des artistes qui ne sont pas uniquement présents pour le plaisir de participer à un festival : derrière ce nom "chaînon manquant " se cache un réseau de professionnels venus trouver leur programmation à venir.

Un réseau qui part de Cahors

Cahors, 3 avril 2001 - Le festival du Chaînon Manquant est à mi-parcours. Déjà trois jours que les spectacles de rues, les pièces de théâtre et les chanteurs se sont succédés sur les différentes scènes. Encore autant à passer pour des artistes qui ne sont pas uniquement présents pour le plaisir de participer à un festival : derrière ce nom "chaînon manquant " se cache un réseau de professionnels venus trouver leur programmation à venir.

Il y a deux chapiteaux à la "caviole", cœur de la vie culturelle de Cahors entre ces 27 mars et 1er avril. Le premier abrite un bar qui dispense des sons électroniques et des boissons peu coûteuses. Le second est le plus nocturne des lieux de concert. Il est 19H30 et c'est l'heure creuse, celle qui permet le grignotage d'une saucisse avant de repartir assister à l'un des spectacles suivants. On croise ici un responsable de festival, dissertant avec le chef d'une maison de quartier au nord de la France et le directeur de petite salle à 600 kms de là. "Qu'est-ce que tu as vu de bien toi cet après-midi ? …Ah oui, je compte aller les voir demain. Je pense que je vais contacter le groupe que l'on a vu hier." Sous des dessous de conversation de marché et d'affaire, sous des dehors de papotages de bistro, les avis s'échangent, les bouches font la moue, les voix s'extasient. Voilà, c'est le réseau chaînon.

Le réseau chaînon est une association réunissant divers diffuseurs du spectacle vivant. Essaimés à travers toute la France, ces adhérents sont au nombre de 130 et se situent essentiellement en milieu rural. Le principe est simple : vous avez une structure de diffusion ? En échange d'une cotisation annuelle et d'un minimum de motivation à repérer et faire part, vous avez accès au Festival du Chaînon présentant les nouveaux talents soulignés et pouvez acheter leur spectacle à un tarif préférentiel. Ces tarifs sont classés en quatre catégories (A,B,C,D) selon la grandeur et les moyens de votre salle (les plus petites représentant le A, les plus importantes étant étiquetées D). Le même spectacle sera donc facturé différemment pour chacun. Le système permet aux maisons de quartier et petites associations campagnardes d'avoir accès à des artistes qui leur étaient inabordables jusque-là. Il permet également une synergie entre toutes les structures et une émergence des talents régionaux.

"Au début (en 87) c'était un groupe d'amis qui s'étaient fédérés, explique Serge Borras, le directeur adjoint du réseau, aujourd'hui le réseau couvre presque tout le territoire et va de l'association d'une capacité de 60 places, à la scène nationale. Pour entrer dans le Chaînon, il faut détenir une petite ou moyenne structure et être motivé. Nous voulons connaître les budgets, les moyens techniques et humains. Il y a également une chartre à signer concernant l'accueil des artistes". Cette dernière phrase est la bienvenue. Il y a encore 3 ans le réseau portait le nom d'orchidée et avait rencontré quelques soucis et accusations. L'une des imputations était le manque de vigilance sur la qualité des adhérents. "Maintenant les artistes remplissent même une fiche d'appréciation concernant leur passage dans chaque lieu. Cela fait deux ans que l'on se permet d'exclure des gens du réseau".

Le second problème était, à l'époque "orchidée", de taille. Il s'agissait du tarif auquel étaient vendus les spectacles. Certains artistes s'étaient sentis bradés et l'on soupçonnait quelques diffuseurs d'adhérer dans ce seul but. "Aujourd'hui, plus personne n'est payé en dessous du minimum syndical, alors évidemment certains estiment ne pas l'être suffisamment. Nous faisons des propositions en demandant aux artistes de comprendre les difficultés des petites structures. Je ne vois pas comment faire autrement. En même temps et contrairement à certains festivals, nous ne demandons aucune exclusivité de la part des artistes ! Je trouve cela honteux en ce qui concerne les nouveaux talents !"

Du côté des chanteurs et musiciens, les avis sont partagés : oui, ils vendent ici leur concert en dessous du prix habituel. Oui, à partir du moment où ils acceptent le réseau et participent au festival, ils ne peuvent refuser la moindre structure adhérente au Chaînon et désirant les programmer. C'est tout ou rien. Mais l'avantage est grand également. Une participation au festival du Chaînon, c'est l'année de concert quasi assurée, c'est la garantie de toucher en un seul spectacle le maximum de diffuseurs.

Nicolas Reggiani, l'un des interprètes au programme cette année, a bien pesé le pour et le contre : "Je commence à entrer dans ce métier, je n'en vis pas encore. Alors le Chaînon Manquant est une véritable porte d'entrée. En ce qui concerne les prix, la concession est intéressante si le volume de dates décrochées est important. C'est le risque à prendre. Le seul point où cela me gêne, c'est pour les gens qui travaillent avec moi. Ce sont des amis, je les aime et ils ne font pas cela pour la gloire." Il faut savoir que pour défendre tous ces petits grincements de dents, les artistes sont représentés très justement au sein du conseil d'administration de l'association.

N'empêche que le festival fait rêver de nombreux jeunes chanteurs et rares sont ceux qui refusent l'invitation. "J'ai tout de suite accepté, d'autant plus que cela fait trois ans que je leur courrais après " poursuit Nicolas. "Ils sont venus me voir à plusieurs reprises en concert et m'ont finalement jugé prêt aujourd'hui". La sélection est en effet sévère et la liste d'attente longue. Une infime partie de la programmation est issue des adhérents du réseau, une autre plus importante de Serge Borras. Mais l'homme incontournable reste le directeur du festival, Bernard Guinard. Rien n'est à l'affiche sans son approbation. C'est le détenteur du dernier mot. Vaste tâche lorsque l'on sait que, rien que dans le domaine musical, le Chaînon offre une palette touchant la chanson, la world, le jazz, le hip hop, la musique électronique… Plus de 800 spectacles sont ainsi écumés par les deux précités en l'espace d'un an.

Quand on connaît tout cela, on imagine la tension habitant nos jeunes chanteurs ! Lorsqu'ils montent sur scène au festival du Chaînon, plus de la moitié de la salle est occupée par des professionnels. Nicolas Reggiani en sait désormais quelque chose : "Il y a un côté examen qui alimente une angoisse supplémentaire. On sent la différence entre un public lambda et celui-là. Ce n'est pas une question d'applaudissements mais d'émotion. On est dans un état de perception des choses qui parfois est même faux ! On est sûr d'avoir été nul alors que tout le monde vous assure le contraire après, et inversement ! Le danger dans ces concerts un peu particuliers c'est d'avoir une veilleuse constamment allumée. Il faut se laisser aller. Finalement, cela s'est plutôt bien passé pour moi, mais c'est encore difficile de savoir les retombées qu'il va y avoir. Là, je suis totalement dans l'incertitude !"

D'autres sont déjà très satisfaits et confiants. C'est le cas d'Anapurna Production qui accompagne ses poulains les Frères Brothers. Ce groupe vocal masculin originaire de la Gironde sort de sa prestation avec des contacts plus que possibles dans la poche. Les producteurs peuvent donc sourire : "La tournée au Québec se monte de plus en plus grâce à cela puisque des diffuseurs canadiens étaient présents ! Et puis c'est un véritable tremplin pour la notoriété nationale, il y a un label de qualité au Chaînon. Nous, nous n'y voyons que des avantages, surtout qu'il est très difficile de toucher les professionnels quand on se trouve dans un coin perdu de la province. "

Le son de cloche enchanté est quasiment le même si l'on questionne un tourneur. Celui-ci s'appelle Jean-Christophe Bouhier et s'occupe du spectacle Un siècle, quelques chansons et nous de la compagnie parisienne Les Palétuviers. Lui aussi se frotte les mains : "J'avais deux solutions. Ou je passais beaucoup de temps au téléphone et à faire des mailings pour tenter de persuader des diffuseurs, ou je parvenais à décrocher un passage sur ce festival pour en toucher une multitude ! Depuis la représentation d'hier, les retours sont plutôt bons et je peux espérer une trentaine de dates ! Quant aux tarifs appliqués, ils ne correspondent évidemment pas aux négociations préalables entre la compagnie et moi, mais nous sommes parvenus à un accord. Même s'il s'agit d'une concession, elle est réaliste et pas douloureuse. Surtout que la durée de vie de ce spectacle qui n'a pas de producteur aurait été très limitée sans cela."

Il ne reste donc plus qu'à savoir ce que pensent les professionnels adhérents au réseau Chaînon. Patrick Bellois est directeur de la MJC "Altitude 500" à Grasse d'une capacité de 200 places. Il est de ce fait, inscrit dans la catégorie B, et ce depuis 1990. "Pour moi, le réseau est simplement une manière de percevoir le spectacle vivant. Il me permet de rencontrer des artistes correspondant à ce que je cherche, de faire des découvertes dans des domaines très différents. Honnêtement, le réseau est là pour mutualiser (permettre à des salles qui n'ont pas les moyens de pouvoir programmer certains concerts) mais cela n'est pas le plus important. Le Chaînon, c'est aussi la démocratie, il ne faut pas avoir qu'un comportement d'acheteur. On est tous responsables du réseau, il y a un engagement et des règles à respecter. Notre travail est celui du repérage également, à nous d'abreuver l'association de propositions, d'organiser notre propre région. C'est une certaine éthique du spectacle. Evidemment, c'est aussi un marché mais il faut le moraliser. Le Chaînon a bousculé le métier, a permis de se poser des questions sur le rôle du diffuseur, de sa relation avec l'artiste, du chemin que ce dernier est obligé de parcourir. Pour ma part j'intègre dans ma programmation environ six spectacles annuels issus du réseau. Il ne faut évidemment pas se reposer uniquement sur lui !".

Le cas de Philippe Viard est encore différent. A la tête d'une structure classée en catégorie D (la plus chère), il est adhérent depuis 1994. Sa structure l'Atelier à spectacle, est basée à Vernouillet (dans l'Eure-et-Loir) et a une capacité de 1000 places. "Au départ je venais en observateur et ne voyais pas trop l'intérêt d'une adhésion. Ensuite, j'ai trouvé que le système pouvait aider des collègues qui avaient des difficultés de programmation. Je l'ai trouvé si adapté pour eux, que j'ai fini par l'adapter pour moi ! C'est la philosophie qui m'a séduite, surtout parce qu'elle n'était pas bien vue dans le milieu. "Les discounters du spectacle", cela me plaît ! Mon intérêt aujourd'hui est surtout de participer à une dynamique nationale. Et puis le Chaînon est riche de rapports humains, même avec les artistes. On s'attache facilement aux chanteurs de ce réseau. Pour les structures comme la mienne, cela représente une toute petite partie de la programmation. Mais tout de même, les concerts auxquels j'assiste ici, je ne pourrais pas les voir ailleurs puisqu'ils sont souvent issus de la collecte d'informations. Puis au-delà de tout cela, le Chaînon, c'est la fête ! Parfois dans le froid, mais tous avec la même passion !"

Il est maintenant tard dans la nuit, et le froid est effectivement là. Abrité des trombes d'eau et de la grêle par une toile de tente, tout ce beau petit monde est attablé, un verre à la main, l'éclat de rire dans les anecdotes. Chacun d'entre eux rêve encore de nombreuses éditions au Chaînon Manquant, presque tous espèrent un plus grand intérêt à l'aventure de la part de la SACEM, l'ADAMI, la SACD… Il leur reste en tous les cas encore trois jours de festivités. Et non des moindres puisqu'il y a entre autres à l'affiche Wally, Geoffrey Oryema, Julien Jacob, Jack de Marseille ou les Tibétains Huun Huur Tu… Quand on vous disait que le Chaînon s'intéressait à toutes les musiques…!

Marjorie Risacher