M'sieur Henri et Man'zelle Keren Ann
Elle a écrit des chansons pour lui, ils ont sorti leur album respectif l'an dernier, elle est passée au Printemps de Bourges le 19 avril, lui le 20. A partir de ce soir jusqu'au 29 avril, ils se retrouvent à l'Olympia, elle en première partie, lui en vedette. Un retrouve la scène, l'autre la découvre. Depuis quelques mois, la jeune Keren Ann et le vétéran Henri Salvador ne cessent de croiser leur route musicale.
La Biche et le Chevalier, de Bourges à l'Olympia
Elle a écrit des chansons pour lui, ils ont sorti leur album respectif l'an dernier, elle est passée au Printemps de Bourges le 19 avril, lui le 20. A partir de ce soir jusqu'au 29 avril, ils se retrouvent à l'Olympia, elle en première partie, lui en vedette. Un retrouve la scène, l'autre la découvre. Depuis quelques mois, la jeune Keren Ann et le vétéran Henri Salvador ne cessent de croiser leur route musicale.
Ce vendredi-là, 20 avril, la grande affaire à Bourges, c'est la venue d'Henri Salvador. Celui qui, depuis le décès de Charles Trenet, a endossé malgré lui le rôle de "Mathusalem de la chanson" (83 ans), selon ses propres mots, a repris la route après le fulgurant succès de son dernier album, Chambre avec vue (plus de 600.000 ventes à ce jour). Au Printemps de Bourges, après l'annulation du concert de Vanessa Paradis, il est devenu le pôle d'attraction d'un festival dont la tradition n'est pourtant pas de faire la part belle aux stars. Mais qui s'agite tout de même dès que l'une d'entre elles pointe son nez.
Après maints changements d'horaires, M'sieur Henri débarque face à la presse en lançant un "Salut les indiens !". Très protégé par un entourage aux petits soins, Henri Salvador répond aux questions avec une application rigolarde. En vrac, on apprend qu'il est absolument contre le téléchargement gratuit ("du vol"), qu'il projette de jouer à New York où Quincy Jones serait prêt à l'accompagner ou encore que selon lui, les artistes souffrent du "joug des maisons de disques" qui les "forcent à chanter des choses qu'ils n'aiment pas " comme ce fut le cas pour lui avec l'album précédent en 95. Le chanteur a le franc-parler des personnes qui n'ont plus rien à prouver. Il dit aimer la jeunesse mais ne souhaite pas du tout se mettre au rap ou au reggae. Enfin, très à l'aise dans la peau tardive d'une superstar, il ne rate pas l'occasion de rappeler qu'il aura fallu "attendre 2001 pour se rendre compte [qu'il a] du talent".
Immodestie peut-être, mais légitime et teintée de réalité. Sur scène, le talent est certain et irrésistible. Dans une mise en scène à l'américaine, très "plateau télé des années 70", Monsieur Henri déboule tout de blanc vêtu, à l'instar de son orchestre en tenue de gala, façon big band, calé loin derrière lui. Quand on pense qu'à quelques mètres de là, sur une autre scène, se déroule une soirée trash-métal, le Printemps réussit à merveille sa mission de diversité.
Au long d'un spectacle de plus d'une heure trente, les nouvelles chansons (dont le génial Mademoiselle) se mêlent comme par enchantement aux standards repris par la salle, de Clopin Clopant à Syracuse ou Une chanson douce. A l'instar des artistes de sa génération, Salvador annonce les auteurs, ici Paul Misraki, là Françoise Dorin. Aucune concession à sa période "chansons drôles", époque Zorro ou Rosana Banana, à l'exception de l'hilarant sketch du présentateur d'une pub pour le gin à la télé américaine.
Un peu de swing, une touche de musique brésilienne (Girl from Ipanema), mais surtout beaucoup de tendresse dans ce show désuet mais brillant, que malheureusement, le chanteur ponctue de blagues "fin de banquet". Il clôt le tout d'une reprise de Avec le temps de Léo Ferré mais sa voix s'épuise. Le grand chapiteau vibre sous les rappels. On est bien loin de l'ambiance de la veille pour le concert de Keren Ann, encore timide apprentie de la scène. Pourtant, une chanson, le Jardin d'hiver, est le joli dénominateur commun des deux soirées, interprétée par les deux artistes, elle en étant l'auteur (avec Benjamin Biolay), lui l'ayant popularisée, et tous les deux l'ayant enregistrée.
Avec Keren Ann, on est au début d'une carrière. La sortie de son album, la Biographie de Luka Philipsen au printemps 2000, puis de celui de Salvador à l'automne (sur lequel elle co-signe cinq titres), a mis d'un coup la jeune femme sous les feux de la rampe : "C'est vrai qu'Henri Salvador a permis à mon album d'avoir une deuxième vie. L'album et mon nom ont été très exposés mais moi, j'essaie de passer la plupart de mon temps à faire mon vrai métier soit écrire des chansons. Du coup, j'arrive à mieux vivre le reste." Humblement, elle ne considère pas qu'à l'inverse, Salvador lui doit une partie de son succès : "Henri Salvador, c'est plus une rencontre extra musicale. Ce qui lui arrive, c'est grâce à lui seulement. Il était là avant nos chansons. Il prend n'importe quelle mélodie, il la rend magique. C'était juste une collaboration, mais ça m'a permis de rencontrer quelqu'un qui a parcouru une grande partie du vingtième siècle et ça, ça me fascine. Je suis une gourmande du passé et j'adore écouter des anecdotes des années 30, 40 ou 50. Avec lui, je suis servie."
"Je pense que l'on est ce que le passé fait de nous donc forcément, je suis attachée à un passé plus lointain que le mien. Mais je vis totalement dans le présent." Henri Salvador dit aimer d'elle son sens brillant de la langue française. Effectivement, elle choisit ses mots, délicatement, fait les liaisons entre chacun d'entre eux, avec soin, telle une personne qui a appris cette langue par amour et qui la parle (et l'écrit) respectueusement.
Avec de nombreuses origines (indonésienne, juive russe, néerlandaise), Keren Ann Zeidel a choisi Paris il y a seize ans : "Je me sens plus française qu'autre chose. Mais j'aime retourner à Amsterdam, Tel Aviv, New York (où elle a aussi vécu) et me dire qu'il y a un petit morceau de moi qui y est resté à un moment de ma vie. Paris a un rapport avec les chansons françaises que ma mère écoutait. Mon père, c'était plutôt du Sinatra, mais ça a sa place aussi."
Les influences musicales, Keren Ann cite inlassablement les mêmes : Françoise Hardy ("J'ai rencontré la femme derrière ses chansons, la même, encore plus."), Claudine Longet ("Une Française qui a vécu aux Etats-Unis et que les auteurs-compositeurs américains adoraient dans les années 60 pour sa petite voix française qui est à mon goût, magnifique") ou Joni Mitchell dont elle reprend Big Yellow Taxi sur scène. Et Suzanne Vega, dont elle va faire la première partie à Paris en juin.
La scène justement, à laquelle la chanteuse se forme petit à petit : "C'est un effort parce que je suis encore à un stade où je me concentre. Je n'ai pas atteint un niveau où je peux me lâcher complètement. Mais l'effort s'oublie avec le trac, c'est un cercle vicieux. Donc, on doit se concentrer davantage. Je commence tout juste à vivre des choses intéressantes." Cette semaine, en première partie d'Henri Salvador, Keren Ann s'attaque à l'Olympia (après deux premiers rounds cependant en première partie de M et de l'Espagnole Luz Casal, les années précédentes) : "L'Olympia, c'est une grande salle avec l'esprit et les fantômes d'une petite. C'est très impressionnant. Mais Bourges ou l'Olympia, c'est la même peur."
C'est vrai, sur la scène berruyère de la Hune, le 19 avril, Keren Ann entre avec fragilité. Sa voix est fluette mais juste et elle chante des chansons d'une qualité trop rare pour qu'on le lui reproche. Au contraire. Elle susurre, éthérée, mais cet angélisme camoufle une ingénuité et une volonté indéniables. Entourée de trois musiciens, elle joue elle-même de la clarinette, de la guitare ou de l'harmonica. Ce n'est que sur la fin qu'elle commence à s'amuser surtout sur Bright Stones où elle esquisse une timide chorégraphie, un air façon comédie musicale qui trouverait sa place dans le show si "variétés" de son aîné.
Formidable duo de talents, et pourtant si différents, Keren Ann et Henri Salvador écrivent à eux deux une page luxueuse de la chanson, celle des mots simples et des mélodies inoubliables.
Henri Salvador / Chambre avec vue (Source/Sony) 2000
Keren Ann / la Biographie de Luka Philipsen (EMI) 2000