Marley et l'Afrique

Prophète en son pays, Marley semble quelque peu oublié aujourd'hui dans sa Jamaïque natale où il ne semble plus intéresser que les touristes de passage. C'est en Afrique que le mythe demeure le plus vivace où une myriade d'artistes a suivi ses pas, à l'instar de Lucky Dube ou d'Alpha Blondy.

Un mythe bien plus vivant qu'en Jamaïque.

Prophète en son pays, Marley semble quelque peu oublié aujourd'hui dans sa Jamaïque natale où il ne semble plus intéresser que les touristes de passage. C'est en Afrique que le mythe demeure le plus vivace où une myriade d'artistes a suivi ses pas, à l'instar de Lucky Dube ou d'Alpha Blondy.

Le cerbère ne veut rien entendre. Personne ne passe parce qu'il n'a pas été informé de notre visite. On a beau lui dire que nous avons rendez-vous avec Amala Doucouré, célèbre animateur de la Radio Télévision Sénégalaise, rien n'y fait. Enfin, Doucouré arrive, veste blanche, mini-dreadlocks ramassés sous un chapeau brun, un collier de barbe entourant le menton, traînant un pied tordu par une vieille malformation. Et tout se passe comme une lettre à la poste. Nous suivons Amala dans un studio rudimentaire. Deux ou trois chaises sans âge, une table sommaire, trois micros d'une autre époque et quelques CD aux boîtiers usés par les ans suffisent à Amala pour envoûter ce soir son émission Spécial Bob Marley(6 février 1945 - 11 mai 1981).

Il profite de la présence à Dakar de Francis Dordor, rédacteur du mensuel culturel parisien Les Inrockuptibles et surtout un des trop rares journalistes français à avoir interviewé à cinq ou six reprises le prophète rasta pour le faire témoigner d'une mythologie qui curieusement est aujourd'hui plus vivace en Afrique que sur la terre qui l'a vu naître, la Jamaïque. Amala Doucouré travaille à la Radio Télévision Sénégalaise depuis 1985, il y anime chaque samedi à 21h " Reggae Express sur RTS ", une émission qui, comme son nom l'indique, est vouée au riddim rastafari. " Chaque année au mois de mai, je consacre une émission spéciale à Bob Marley ", dit Amala. Aujourd'hui, c'est le vingtième anniversaire de la disparition de Bob Marley, emporté le 11 mai 1981 par un sournois cancer découvert à la suite d'une blessure qui ne voulait pas se cicatriser lors d'un match de foot, l'autre passion de Marley après la musique. Bob Marley est mort à 36 ans.

Des Amala Doucouré, qui perpétuent son souvenir, se comptent par dizaine à travers toutes les radios des trois Afriques, francophone, anglophone et lusophone, de N'Djamena au Cap. La plupart d'entre eux ne l'ont jamais vu sur scène. Certains étaient des enfants quand Bob a rejoint les prairies célestes de Jah, le dieu rastafari. Il faut dirdire que l'Afrique a découvert le chant fier et révolté de Marley à travers des maisons de disques bien occidentales. C'était peu d'années avant sa mort prématurée.

Quelques jours précédent l'anniversaire de la mort de Bob Marley, nous sommes à Kingston, une ville sans intérêt architectural et à la géographie rectiligne, telles ces cités américaines sans centre-ville ni périphérie. Le seul quartier vivant, grouillant de commerces et de clients de la capitale jamaïcane est downtown, à quelques dizaines de mètres d'une mer souvent balayée par les vents. La ville semble indifférente à l'anniversaire de la mort de son plus fameux citoyen. Pourtant, il y a quelques panneaux publicitaires pour rappeler aux touristes, très souvent américains, que la Jamaïque est le pays du plus célèbre chanteur issu du Tiers-Monde. C'est-à-dire l'enfant d'une liaison illégitime entre une paysanne noire, Cedella, du nord de la Jamaïque, et d'un surveillant blanc des domaines de la Couronne britannique, le capitaine Norval Marley. Le père cédant aux pressions des siens qui ne voulaient pas d'une Noire parmi eux, Bob sera élevé par sa famille maternelle. Le musée, qui lui est consacré à la Tuff Gong House, sa dernière demeure et studio, est ridicule quand on sait la notoriété de son icône, importante comme celle d'un Elvis Presley noir. Le lieu se fait (vite) visiter pour moins de 25 francs français. On dirait qu'en Jamaïque, sous le règne d'un dance hall pornographique, de la prolifération du crack, d'une police corrompue et aussi violente que les gunmen qu'elle traque, le message paisible et unitaire du rastafarisme n'a plus court.

C'est en Afrique que l'on rencontre la force du message de Marley, lui, qui y a à peine mis les pieds. Il faut garder de son passage sur le continent ancestral son concert historique, largement affaibli par la maladie, à Harare, l'ancienne Salisbury, capitale de la Rhodésie raciste devenue le Zimbabwe, pays qui a été consacré par une de ses plus belles chansons. Un an avant la mort de Bob.
Pourquoi Marley est aujourd'hui encore davantage prophète en Afrique qu'en son pays ?
Il a chanté au milieu des années 70 Go Back To Africa , un retour mythique et bien sûr impossible. Mais en Afrique, le chant de Marley, porté par une musique hypnotique et lancinante, a vite trouvé des résonances auprès d'une jeunesse rêvant d'unité panafricaine, une unité qui transcende les ethnies, les frontières artificielles et les religions bien que chacun garde la sienne sans adhérer au rite de Jah. Même en Afrique du Nord, il y a encore des groupes qui marient le reggae aux traditions de leur terroir, notamment celui du raï.

Après sa mort, Bob Marley aura deux relais en Afrique subsaharienne. Le timbre doux et captivant du Sud-Africain Lucky Dube, la voix fine et prépondérante de l'Ivoirien Alpha Blondy. Le premier perpétue en anglais le message paradoxalement pacifiste et violent. Bien qu'apôtre de la non-violence, Marley a cependant toujours prôné la destruction de Babylone, symbole de toutes les oppressions notamment celle du " peuple " noir. Le second reste le premier traducteur en français de ce message incompréhensible pour les francophones. Les deux ouvriront la voie du reggae à des centaines de groupes en Afrique.

Aujourd'hui, leur héritier, le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly invoque Bob Marley parce que " l'Afrique n'est pas toujours unie" , lui qui a trouvé sa vocation à ses douze ans, en 1979, en découvrant le chant rêveur de Bob, Africa Unit . " C'était comme un mouvement de libération. Depuis, je ne me suis plus peigné, laissant mes cheveux mélangés sans être pour autant rasta ", raconte Tiken, fils spirituel d'un homme mort à l'hôpital Cedars of Lebanon de Miami à onze heures trente-cinq du matin. Quand le corps de Bob Marley a été transféré en Jamaïque, quarante mille Jamaïcains sont venus lui rendre un dernier hommage.

Bouziane DAOUDI