Philippe Conrath, l'homme à deux têtes

Vouloir raconter son histoire, c'est s'aventurer dans l'épopée, à peine déguisée, de la génération soixante-huitarde. La génération de l'audace. Philippe Conrath l'assume et le revendique. C'est en tout cas dans cet esprit, qu'il s'est inventé son métier à double casquette : producteur et tourneur. Rencontre avec un ex-journaliste devenu patron de label et de festival.

Vouloir raconter son histoire, c'est s'aventurer dans l'épopée, à peine déguisée, de la génération soixante-huitarde. La génération de l'audace. Philippe Conrath l'assume et le revendique. C'est en tout cas dans cet esprit, qu'il s'est inventé son métier à double casquette : producteur et tourneur. Rencontre avec un ex-journaliste devenu patron de label et de festival.

L' histoire commence réellement au milieu des années 70. " A mon avis, cette une aventure est issue d'une certaine époque... Je viens d'une génération qu'on a appelé la génération 68. Tout ce qui nous passait par la tête, on le faisait. C'est un peu ça l'histoire du label Cobalt. Avoir tout d'un coup l'envie de faire quelque chose pour des musiciens que personne n'avait eu l'idée de produire auparavant et aller jusqu'au bout." Attiré par l'univers des musiques improvisées, Coranth lance une manifestation d'un type nouveau, sous un chapiteau parisien, avec des musiciens de jazz aussi surprenants pour l'époque que Michel Portal, Jean-François Pauvros ou Claude Barthélemy. Il s'agit des Transmusicales. Quatorze groupes y sont conviés sur deux jours. Il en resortira un premier disque chez Free Bird, label depuis disparu mais qui finira de le séduire, lui, le petit journaliste qui se cherche.

Avec deux autres confrères, il se lance en 1978 avec un label dont le premier argument est de taille : il s'agit du succès du Marquis de Sade (groupe mythique des années 80). Certains dans le métier ne leur pardonneront pas d'avoir eu cette intuition et le clash, très vite, aura lieu entre le groupe et ses producteurs inspirés. Avec le recul, Philippe résume la chose en quelques phrases, presque banales :"Aucun de nous n'avait trente ans à l'époque. On a connu un début formidable, un démarrage de plein fouet et tout de suite, il y a eu la rencontre avec ce qu'on appelle le business. Celui-ci s'est heurté à nous d'une façon extrêmement violente. Marquis de Sade a créé des envies, des appétits. Il y a eu des directeurs de majors (Pathé Marconi) qui ont proposé beaucoup d'argent à la moitié du groupe pour faire quelque chose sous un autre nom."
Deux expériences vécues sans suite immédiate. Le métier lui joue la fille de l'air et ne lui donne aucune envie de persévérer. Philippe Conrath était loin d'imaginer alors, qu'il se retrouverait un jour à la tête du label Cobalt et du festival Africolor.

RFI Musique : En réaction, suite à l'affaire de Marquis de Sade, vous avez retrouvé votre ancien métier : journaliste. Vos associés, eux, sont partis tenter la bonne fortune dans d'autres maisons de disques. Que s'est-il passé ensuite ?
Philippe Conrath : Chacun est parti de son côté. Je me suis mis à écrire sur les musiques noires. Puis, de fil en aiguille, j'ai rencontré énormément d'artistes. Un jour Francis Kerketian, qui à l'époque était le manager de Fela, m'a dit "avec tout ce que tu racontes, tu devrais remonter ton label…". En 1988, j'ai été en Afrique du Sud pour écrire une biographie de Johnny Clegg. Avec lui, je me suis frotté à l'apartheid. Quand je suis revenu à Libération, je me suis dit que j'en avais un peu assez de ce contact purement journalistique avec la réalité. J'avais envie de me la colleter d'une façon un peu plus forte. Relancer le label, produire, risquer économiquement des choses et accompagner des artistes, c'était autre chose que d'être un critique musical. Voilà toute l'histoire…

Nous sommes en 1989. Cobalt ambitionne de représenter les musiques du monde entier. Parallèlement, vous mijotez le concept Africolor qui devient très vite le plus grand festival afro de la région parisienne. Seulement au fil des années, on a l'impression que vous optez pour un véritable rapprochement des deux dynamiques ?
C'est sans doute à cause de mon passé que le directeur du Théâtre Gérard Philipe m'a proposé de créer un festival. En douze ans, petit à petit, le label et Africolor se sont rapprochés pour une raison très simple : c'est que le festival a pris de plus en plus d'ampleur, il est devenu de plus en plus connu, avec une image très forte. Parallèlement, gérer un label qui produisait encore en 89 du rock expérimental, comme les Double Nelson ou Forguette Mi Note, des musiciens brésiliens comme Joao Bosco ou africains comme Tony Allen, était de plus en plus difficile. L'équipe du festival et du label, tient à très peu de monde, soit deux, trois personnes au maximum. A un moment donné, j'ai donc trouvé qu'il était plus simple et plus fort de coller à l'image d'Africolor. D'une certaine manière, cette manifestation nous avait donné l'envie de faire exister des artistes, en les faisant tourner, puisque personne ne s'en occupait sérieusement… Ça nous semblait un peu dérisoire et frustrant d'ailleurs, de faire venir des artistes d'aussi loin pour qu'ils jouent une seule fois au festival et qu'on ne les revoie pas avant un an ou peut-être jamais. On s'est donné les moyens de faire tourner les musiciens qui nous intéressaient. Par la même occasion, on a fait en sorte, ou j'ai fait en sorte avec mon label, de les produire et de les faire exister. C'est un peu ça l'histoire de Cobalt et d'Africoloraujourd'hui.

Cela rejoint votre souci de toujours marier la scène à toute votre démarche de producteur ?
Je me suis aperçu au fur et à mesure de ma carrière que le spectacle vivant est la chose la plus importante. J'aime le risque de la scène. J'aime la magie d'un concert. Il y a quelque chose d'extraordinaire qui s'y passe. Et d'une certaine façon, le label est maintenant collé à cette existence scénique, c'est-à-dire que si j'ai encore envie de produire des artistes, ceux-ci sont avant tout des musiciens de scène.

Une aventure donc à trois niveaux : un label, un festival et un rôle de tourneur. Cela vous a permis à la fois de découvrir des jeunes et d'inscrire certaines carrières d'artistes dans la durée…
C'est exactement ça. Je crois que c'est d'abord une histoire d'amitié. C'est à la fois la force et la faiblesse d'Africolor et du label. Ce sont des histoires humaines. L'indépendance de Cobalt est un luxe. On est tout petit et on peut faire ce qu'on veut d'une certaine façon… D'un autre côté, si on veut faire exister quelque chose, il faut vraiment beaucoup de temps. Parce qu'on n'a ni l'envie ni les moyens de faire du marketing. Pour moi la meilleure promo, c'est la scène. Donc il faut absolument pouvoir rencontrer des artistes qui comprennent cette démarche. Et c'est extrêmement rare. Pas parce les artistes sont idiots ou bêtes, mais en général ils sont très influencés par les majors. Et les majors c'est une autre affaire. C'est une affaire justement de produit, de business. Un artiste sait que pour réussir, il faut imposer un titre. Il faut aller très vite. Ceux qui ont le courage d'affronter cette notion d'artiste différemment ne sont pas nombreux. Un artiste pour moi, c'est quelqu'un qui se construit sur le long terme. Il s'agit de sa vie. Il n'est pas à la recherche d'un succès, mais d'une expression. Et ce type d'artiste-là est d'une certaine façon de plus en plus rare.

Danyel Waro incarne cette donnée selon vous ?
Oui. C'est quelqu'un qui est avant tout un musicien live, un musicien de scène, bref un artiste qui joue au milieu du public. C'est quelqu'un qui pensait que la magie de sa musique ne pouvait se retranscrire sur un disque. A force de discussion, de rencontre, d'amitié, j'ai essayé de lui montrer qu'on pouvait saisir quelque chose au cours d'un concert… Lors d'un festival, il a joué quatre fois de suite et on l'a enregistré. A partir des quatre concerts, il a choisi les versions qu'il avait envie de faire exister. Après, on a refait les chœurs pour pouvoir donner un mix qui ressemble à un disque réalisé en studio. Et donc petit à petit, on l'a convaincu. Le disque a quand même été une sorte de véhicule pour faire écouter sa musique partout. C'est vrai que c'est la manière dont on travaille avec tous les autres artistes. Après, il faut prendre du temps de promouvoir le travail fini. Et le seul moyen de faire connaître ces artistes : c'est de monter des tournées. L'exemple de Danyel Waro est très parlant là aussi. Le disque est sorti en octobre 1999. Il s'est très bien vendu dans l'Océan Indien, en particulier à la Réunion. Et en France, le disque a commencé réellement à se vendre après, c'est-à-dire en octobre 2000. Depuis, les ventes sont devenues régulières. Donc vous voyez qu'il a fallu beaucoup de tournées pour faire exister le nom de Danyel Waro et permettre au public d'avoir la curiosité d'acheter l'album. C'est un peu ça notre manière de travailler : il nous faut tout ce temps, mais aussi que l'artiste le comprenne…

En termes de chiffres, vous vous situez à quel niveau aujourd'hui ?
Comme le label existe depuis 1979, il y a des tas de disques que nous n'avons pas ressorti. Le nombre de disques au catalogue doit correspondre aux musiciens avec lesquels on continue à travailler. Il y en a environ 25. Et en termes de chiffres d'affaires, Cobalt, c'est un tout petit chiffre, qui varie en gros entre 800.000 et 1,800.000 francs selon les années. Un million et demi en gros dans les années correctes. Mais il faut bien préciser que Cobalt est aujourd'hui une structure qui emploie une seule personne à mi-temps, c'est-à-dire moi. Sinon, le reste du temps, on se débrouille. C'est le festival Africolor. C'est les tournées. C'est tout ça…

Quelques références musicales du label Cobalt :
Danyel Waro (la Réunion), Baco (Comores), Nahawa Doumbia (Mali), Tao Ravao et Vincent Bucher (Madagascar/France), Masdongar (Tchad), Moïra (France), Faytinga (Erythrée).
Leur site :
Africolor

Quelques références musicales du label Cobalt :
Danyel Waro (la Réunion), Baco (Comores), Nahawa Doumbia (Mali), Tao Ravao et Vincent Bucher (Madagascar/France), Masdongar (Tchad), Moïra (France), Faytinga (Erythrée).