LE PORTRAIT DU MARDI

Paris, le 7 août 2001 - Gilbert Castro fait parti de ceux entrés dans le monde de la musique par hasard. Aujourd'hui reconnu dans le milieu, il s'est fait une spécialité des musiques du monde. Ainsi la maison de production Celluloïd et Mélodie la société de distribution, sont devenues quasi-incontournables en France comme en Europe. Rencontre avec un homme qui a bien la tête sur les épaules.

Gilbert Castro : un bon gestionnaire

Paris, le 7 août 2001 - Gilbert Castro fait parti de ceux entrés dans le monde de la musique par hasard. Aujourd'hui reconnu dans le milieu, il s'est fait une spécialité des musiques du monde. Ainsi la maison de production Celluloïd et Mélodie la société de distribution, sont devenues quasi-incontournables en France comme en Europe. Rencontre avec un homme qui a bien la tête sur les épaules.


A l'origine, il aurait dû faire carrière ailleurs. Ingénieur des Mines, calé en statistiques mathématiques, il avait un chemin toute tracé dans les centres de recherche de l'Université de Paris. Il a même produit des études pour le compte d'officines ministérielles ou encore de Chambre de commerce. Mais voilà, en 1977 il a eu envie de changer d'air. Une carrière dans l'exportation des pièces détachées l'occupe un certain temps, puis le hasard faisant bien les choses, le monde de la musique l'attrape au vol. Le label Celluloïd voit le jour en 1979, Mélodie distribution quant à elle apparaît en 1983 pour répondre aux hésitations de multinationales qui refusent de parier sur certaines musiques. Au fond, pourquoi aller chercher un distributeur, alors qu'on peut le faire soi-même? Coups de cœur, succès et savoir-faire font le reste et le résultat ne tarde pas à convaincre.

Vingt deux ans après s'être lancé dans le métier, il affiche au compteur près de 3500 références musicales, avec plus de 250 productions "maison". Eclectique et cohérent à la fois, son catalogue engendre un chiffre d'affaires d'environ 33 millions de francs par an (50 millions si l'on tient compte de l'ensemble du mini-groupe constitué autour de ses activités d'éditeur phonographiques, "les périphéries" comme il les appelle). Avec au tableau d'honneur, quelques succès jamais égalés par ses concurrents, où s'alignent dans le désordre Touré Kunda, Johnny Clegg, Mahlatini & Mahotella Queens, Cesaria Evora. Un disque un peu singulier aussi qui s'appelle Lamabarena, qui associait Bach à l'Afrique, avec Pierre Akendegue aux commandes notamment. "Un vrai bazar de l'hôtel de ville" comme il l'affirme lui-même, sur lequel trônent cependant le bon goût et l'intuition.



Une belle réussite en somme pour un indépendant. Une aventure qui comptabilise surtout plus de vingt ans de persévérance de votre part. Comment la raconteriez-vous ?
Au départ, c'est le hasard. Je me suis retrouvé dans le disque alors que ce n'était pas du tout ma vocation. Je n'y avais jamais pensé avant de commencer une seconde ou une troisième carrière dans cette activité. C'est le hasard d'une rencontre avec quelqu'un du métier, à qui on avait dit que j'étais un bon gestionnaire. Il s'occupait d'un label qui était en train de couler. Et il m'avait appelé comme une espèce de redresseur d'entreprises en difficulté pour l'aider à remonter sa boîte. Mais l'état des lieux était tel qu'on ne pouvait rien faire pour l'entreprise en question… En revanche, nous avons imaginé de monter un label qui s'appellerait Celluloïd et de commencer à avoir ensemble une activité dans la musique. Il se trouve qu'à ce moment-là j'étais en train de réfléchir à des idées d'entreprise. Je travaillais dans un tout autre domaine. Mais j'avais des projets, notamment dans l'édition de livres, ce qui n'est pas très éloigné. Et puis l'occasion faisant le larron, je me suis embarqué dans la musique.

Nous sommes à la fin des années 70. La tendance world existe à peine à l'époque. Il n'est donc pas surprenant que votre label, dont la légende vivante se fondera par la suite sur ce courant, commence d'abord par embrasser d'autres univers musicaux ?
On a commencé par représenter des labels anglais indépendants. C'était en 79/80. C'était l'éclosion de ce qu'on a appelé la new wave, après la musique punk. A l'époque nous étions jeunes et rockers. On a fait aussi pas mal de groupes français. Suicide Romeo, Modern Guy et surtout Elie et Jacno, le duo avec qui on a fait notre premier tube, Rectangle, un instrumental. C'est un autre hasard qui m'a emmené à la world en fait : la rencontre avec les Touré Kunda. Leur producteur avait rencontré dans un train mon associé de l'époque. Ils se connaissaient… Et ce producteur avait enregistré le premier album de Touré Kunda, avec les deux chansons Emma et Africa, surtout Emma qui était leur premier tube. Il cherchait une maison de disque pour le sortir. Il l'avait proposé à droite à gauche, sans succès. Quand on a écouté, on a beaucoup aimé. Et on s'est dit "allons-y". On a commencé avec un premier album, puis un deuxième, puis un troisième. Et au quatrième, on a fait Disque d'or. Je crois que c'était le premier Disque d'or de musique africaine "tendance world", pour aller vite… Même s'il y avait eu le Soul makossa de Manu Dibango, une dizaine d'années auparavant, qui n'avait pas été perçu de la même manière par rapport audéveloppements des courants musicaux. J'ai découvert cette musique à ce moment-là. Dans ma culture antérieure, j'avais écouté plutôt du classique et du jazz. Une fois qu'on s'est embarqué dans cette aventure des Touré Kunda, on a reçu des tas de propositions de tous les artistes sénégalais qui démarraient leur carrière à cette époque ou qui la prolongeaient. Les Xalam, Youssou N'dour, Baaba Maal, Ismaël Lô, Omar Pene et le Super Diamono… Et il y a eu comme ça une première vague très sénégalaise. Puis on a reçu d'autres artistes africains qui débarquaient en France comme Salif Keïta, Mory Kanté et pleins d'autres. Et ça s'est enclenché. J'y suis toujours plus de vingt ans après !

Après la première vague sénégalaise et ouest africaine, il y a eu les Sud-africains ?
J'avais découvert cette musique vers les années 85/ 86. Le premier dont on s'est occupé était Johnny Clegg qu'un ami journaliste, revenu d'Afrique du Sud, m'avait fait connaître. J'avais trouvé ça fantastique. J'ai appelé son producteur, Tom Rosenthal. Evidemment, il était ravi, parce qu'il n'avait jamais réussi à sortir d'Afrique du Sud. Et on a commencé donc l'histoire de Johnny Clegg ici. Elle m'a échappé par la suite parce que son distributeur là-bas [EMI], qui n'avait jamais porté le moindre intérêt à ses œuvres en dehors de l'Afrique du Sud, s'est réveillé quand on l'a fait venir en France. Il a fait un concert absolument magnifique au festival d'Angoulême, puis au cirque d'hiver en première partie de Xalam. Cela a pris une telle ampleur… Il y a eu un décollage tellement foudroyant que les gens d'EMI à Londres se sont réveillés. Et donc j'ai perdu la suite en terme de business. Mais mon intérêt pour la musique sud-africaine a démarré à partir de là. Comme j'ai découvert à cette occasion d'autres choses qui venaient d'Afrique du Sud, des musiques traditionnelles zoulou, notamment Mahlatini & Mahotella Queens, je suis parti là-bas. J'ai rencontré les gens de Gallo, la plus grosse et la plus ancienne maison de production, de distribution et d'édition en Afrique du Sud, qui avaient un énorme répertoire de musique black. On était encore au temps de l'apartheid. J'ai fait affaireavec eux en 1986 pour les représenter. Et donc quinze ans après, on continue de distribuer des disques de Lucky Dube et de quelques autres artistes Sud-africains qui sont produits par Gallo.



Il y a eu beaucoup de hasards dans votre parcours. Mais ceci n'explique pas tout ?
C'est vrai qu'au départ, il y a des hasards. Mais quand on s'installe dans une direction et qu'on persévère pendant vingt ans, ce n'est plus le hasard. Dans mon cas précisément, j'ai toujours beaucoup aimé la musique, j'ai toujours eu envie d'en faire. Mais je n'en ai jamais fait vraiment, à cause des études, des préparations des concours, etc. J'ai eu des velléités de pianoter, de faire de la contrebasse, de la guitare, mais je n'ai jamais été plus loin. C'est un point commun que vous trouverez dans pas mal de carrières de gens qui font nos métiers. Malheureusement, souvent, c'est la version artiste musicien frustré qui devient directeur artistique. Ce qui, pour moi, est l'horreur. En général, ces gens-là sont de très mauvais conseils pour les artistes dont ils s'occupent, justement parce qu'ils sont frustrés par des choses qu'ils auraient aimé faire eux-mêmes mais qu'ils ne font pas. Ils ont une manière d'intervenir sur la musique que je supporte mal. Le genre d'ahuris qui font des remarques un peu dérisoires sur le son, sur le pied de grosse caisse ou le son de la caisse claire, quand un artiste leur présente une maquette. Moi je n'ai jamais eu cette frustration et j'ai une vision un peu différente du métier que je fais. Le moteur chez moi, c'est que j'aime ça ! Ça m'amuse. Le moment qui m'intéresse le plus, c'est quand je découvre un nouveau courant musical que j'ignorais totalement.

Avec le temps et le recul, vous vous considérez plutôt comme un dénicheur de talent, un homme à risque ou un bon gestionnaire ?
Je suis un peu tout ça à la fois. C'est-à-dire que je m'intéresse sans doute pas assez à l'argent, parce que si je m'y intéressais vraiment, j'aurais sans doute pu gagner plus d'argent que je n'en ai gagné. Mais je calcule assez vite et je suis suffisamment gestionnaire pour avoir pu tenir pendant plus de vingt ans maintenant dans l'indépendance totale, sans que mon entreprise se casse la gueule. C'est déjà un petit exploit. Il y a un titre d'un article paru je crois dans le mensuel l'Etudiant à l'époque, où un journaliste avait trouvé une belle formule pour désigner notre démarche : "Feeling et tiroir-caisse".
En fait, j'ai toujours eu une règle de gestion assez simple. A chaque fois que je m'engageais sur un projet hasardeux, j'ai toujours évité de le faire avec l'argent des autres, avec de l'argent que je n'avais pas. Ce qui, évidemment, permettait de limiter la casse. Parce qu'il y a pas mal de gens dans ce métier qui s'embarquent dans un cycle assez connu, qui est le producteur qui produit un artiste pour pas un rond, un artiste que personne ne connaissait, donc qui n'a pas d'exigences exorbitantes, on va dire financières, on fait une production dans un petit studio qui ne coûte pas cher et ça marche. Le succès arrive. L'argent rentre à flots. Et très souvent, sur le deuxième disque, on dépense deux fois plus que ce qu'on a gagné sur le précédent et ça ne marche plus. En général, ces entreprises-là se cassent la figure en très peu de temps. Moi j'ai évité de faire ça. J'ai fait quelques conneries de ce genre de temps à autre, en m'emballant et en prenant des risques excessifs sur certains projets. Mais en général, je les faisais toujours dans la limite de mes moyens, ce qui m'a permis d'amortir les chocs. C'est ce qui nous a permis de ne jamais perdre l'équilibre quoi !

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi