Jazz en croisade
C'est une particularité que les autres musiques doivent probablement lui jalouser. Le jazz aime les voyages, les croisements et les sensations nouvelles. A peine se fige-t-il en une tendance, qu'il s'envole ailleurs picorer de l'inédit. La preuve par trois : Magic Malik, Karim Ziad et Toups Bebey, tous fils de la jazz world connexion parisienne voulant inventer autre chose… Un vrai régal!
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C'est une particularité que les autres musiques doivent probablement lui jalouser. Le jazz aime les voyages, les croisements et les sensations nouvelles. A peine se fige-t-il en une tendance, qu'il s'envole ailleurs picorer de l'inédit. La preuve par trois : Magic Malik, Karim Ziad et Toups Bebey, tous fils de la jazz world connexion parisienne voulant inventer autre chose… Un vrai régal!
Ceux qui aiment le jazz vous le diront. C'est une musique, qui, malgré des airs de préciosité apparente, pratique l'échangisme à cent à l'heure. Elle aime à se mêler aux autres genres avec une voracité qui ne cesse à chaque fois de surprendre. Dans leur monumental Free jazz Black power*, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli consacrent ce penchant par une habile interrogation : "Qu'y a-t-il dans l'amour du jazz ? La beauté, l'émotion, la nostalgie, l'excitation, la jeunesse, la révolte, tout cela sans doute. Mais d'abord le goût des chemins nouveaux". En prenant les chemins de l'improvisation habile et maîtrisée, qui se nourrit d'influences diverses et variées, le jazz arrive ainsi toujours à nous séduire. C'est une religion, à lire Carles et Comolli : "Croire en la première fois. Qu'il y aura toujours de la première fois. La première fois n'est jamais la dernière. Dommage pour les évangiles". Quel bonheur pour le mélomane ? Variations en mille plaisirs, les sonorités s'interpénètrent et rivalisent pour provoquer en lui cet état de découverte perpétuelle. Les musiciens ont fait leur, cette doctrine qui joue sur la naissance et la mort dans un éternel recommencement. Mais pour éviter de limiter leurs interrogations, ils s'échappent alors du jazz pour mieux y revenir. On dit qu'Amstrong le premier exultait, en soufflant sur sa trompette sous influence vaudou. Avec l'arrivée de la world, les possibilités se sont multipliées. Le jazz est reparti se ressourcer en Afrique pour renforcer encore plus sa dynamique dans la diaspora.
En terrain inconnu
Magic Malick, élève surdoué, sorti premier du conservatoire de Marseille, passé chez Human Spirit, tout en fricotant avec St Germain ou le Groove Gang de Julien Loureau, connaît le principe par cœur et va jusqu'à le complexifier : c'est avec l'Autre que l'on s'enrichit le mieux. Mais l'Autre, c'est qui ? Sinon son double possible. Le sonder, c'est comprendre qui il est. C'est aussi revenir sur les lieux communs, s'interroger sur son propre passé, s'arrêter sur les liens qui nous construisent en tant qu'individu aux identités multiples et complexes à la fois. Tout un programme…
Magic Malik a joué avec les plus grands. Lui-même est un grand dans son genre. Doublement par sa taille et par ses performances musicales. Né à Abidjan d'un père africain et d'une mère franco-italienne, parisien devenu après une enfance guadeloupéenne, Malik Mezzadri - son vrai nom - a su bousculer les a priori de sa formation classique de flûtiste pour s'inventer un son miraculeux. Et en y intégrant sans doute sa culture Caraïbes aux odeurs de sang mêlé. "Une culture ouverte" aime-t-il préciser, qui aurait pu chez lui, s'opposer à la flûte baroque, qui, elle, "se prête moins au métissage que le jazz". Son choix n'a donc pas été difficile à faire. Fils de la diaspora, on le reste ou l'on se renie. Indubitablement. Son dernier album, qui emprunte son nom comme titre et qui sonne comme un autoportrait, illustre ce propos en sept titres. Cela commence par un Ovni et finit par un Ave Maria. La quête du sacré n'est-elle pas la quête de nous-même ? L'Afrique de la naissance, les Antilles ombilic, l'Amérique latine proche, l'Orient fantasmé et le jazz pulsionnel, mâtiné de drum'n'bass, s'y accordent parfaitement. Explication : "Rien ne me plaît autant que de partir en terrain inconnu". Ainsi est la route du jazz disait-on plus haut, pavée de digressions sans fin, qui mènent toujours quelque part, même si l'on ne sait pas où au départ. L'essentiel est dans la chute : toujours jazz mais libre…
Le langage d'une Afrique en vadrouille dans le monde
Deuxième larron choisi pour illustrer notre histoire sélective du jazz métis et frondeur, c'est le percussionniste/ batteur / chanteur/ compositeur Karim Ziad. Sorti d'Alger à vingt ans pour embrasser les patrimoines vivants du monde entier avec une mémoire musicale d'abord forgée dans la tradition maghrébine, il s'accroche lui aussi aux odeurs de sang mêlé. Ifrikya, son album, ramène le Paris multi-ethnique, de son parcours scénique à l'Afrique de ses ancêtres. L'Afrique de la fusion culturelle, à l'image du jazz qui l'inspire, avec un parti pris assumé qui lorgne vers les Gnawa. Ces derniers, à l'ombre des tragédies esclavagistes, réussirent dans le passé la première rencontre musicale entre les monde noir et blanc. Au nom de l'islam comme certains le soutiennent ou pour ne pas succomber au dépit comme le sous-entendent les autres ? Au nom de la rencontre en tout cas, c'est peut-être la seule chose dont on peut être sûr dans cette histoire de diaspora musicale, issu en partie du monde noir, bien avant le jazz.
La transe, le rythme, l'ouverture sont des éléments qui habitent un titre comme Ait Oumrar, tiré du répertoire marocain, avec une basse latine, des cuivres, une guitare assoiffée. Autant de choses que le jazz aime à entendre. La recherche de passerelle avec les autres mondes notamment. L'idée qu'une diaspora doit toujours dialoguer avec l'autre, rappelant ainsi à chaque fois aux uns et aux autres que la vie est un éternel recommencement. Karim Ziad invite pour cela Bojan Z., l'Européen de l'Est, porteur de jazz déambulatoire, parisien notoire malgré ses postures musicales complexes, à jouer The jocker, morceau, qui, tout en sonnant Balkan, parle étrangement la langue du Maghreb sur un plan mélodique. Alors, jazz ou pas jazz, le Ziad ? Lui, compagnon de route connu de Joe Zawinul, n'utilise pas le mot. Mais les parallèles sont là, possibles, facilement imaginables, sur un album interprété en partie par des fins limiers du jazz (Debiossat, Alibo, Nguyen Lê…) Le guemri, instrument fétiche des gnawa fait ici écho à la pulsion jazzy, qui, tout à coup, sonne occidental aux oreilles du mélomane averti. Disons simplement que c'est un album qui aurait pu être jazz… Mais qui ne l'est pas, tout en restant digne d'un fils de la diaspora africaine en vadrouille dans le monde. A vous de trouver le lien.
Le souffle des aïeux vous accompagne
Autre exemple de ce jazz métisse, c'est Toups Bebey qui nous l'offre. Lui non plus, à l'instar de Karim Ziad, ne manipule pas le mot jazz à tous vents. Il nous laisse même libre de choisir l'étiquette qui nous rapprochera de lui. Word, expérimental, djazz comme le souligne Jacques Matinet de l'Affiche ou doit-on la surnommer Paris-Africans, comme le nom de son groupe pour mieux signifier sa dynamique ? L'essentiel, c'est qu'il puisse compulser la mémoire du jazz, pardon de la diaspora noire, pour la ramener vers sa lointaine Afrique d'origine, avant de lui redonner vie avec ses armes à lui. Eternel recommencement, écrivions-nous ? Le multi-instrumentiste, venu de la planète Cameroun, nous ressort son sax alto ou soprano selon ses amours du moment et pratique dans toute sa forme la symbolique de la fusion.
On swingue, on bouillonne, on groove. On est furieusement afro. Tout ceci relate la même histoire dont on vous ressasse l'imaginaire quasi déroutant depuis le début de ce texte. Appelez son jazz comme vous le voudrez… Toups trace sa route. Une musique syncrétique à souhait jamais, qui improvise probablement sans trop le crier sur les toits pour ne pas nous angoisser et qui recherche sans doute "la beauté, l'émotion, la nostalgie, l'excitation, la jeunesse, la révolte, tout cela sans doute", retrouvez Carles et Comolli dans la pertinence du propos. Toups Bebey nous entraîne dans son dernier album, Pygmy Attitudes, dans la polyphonie et la transe rythmique de ce peuple bantu qui vit en forêt profonde sur le continent noir. Avec une voracité qui emprunte à la fureur des Caraïbes et à l'immensité du patrimoine sonore issu du reste du monde. Avec intelligence et grâce, les dieux du jazz ne pouvaient que l'accompagner dans ce nouvel opus. Leur souffle en tous les cas est là, présent sur l'ensemble des titres. Duke Ellington, Thelonious Monk et les aïeux sont invoqués en toutes lettres. Archie Shepp en personne bénit le preux Bebey. Sur une reprise de Little Wing de Jim Hendrix. Un vrai régal ! Et sans commentaires… Ah ! Si ! Toups aussi est passé par la jazz world connection parisienne.
* Folio Editions Gallimard 2000
Magic Malik (Label Bleu), Karim Ziad Ifrikiya (Act Music/ Night & Day),
Toups Bebey Pygmy Attitudes (VEK/Buda Musique).