Voyage à Madagasiraka

Quelques semaines avant l'actuel festival Musiques de Madagascar à Paris, Laurence Aloir, spécialiste es-musiques du monde à RFI, est allée sur place, à la rencontre de ce grand pays et des musiciens qui pour la plupart, sont présents ces jours-ci. Elle nous raconte.

Rencontre avec les musiciens de l'île rouge

Quelques semaines avant l'actuel festival Musiques de Madagascar à Paris, Laurence Aloir, spécialiste es-musiques du monde à RFI, est allée sur place, à la rencontre de ce grand pays et des musiciens qui pour la plupart, sont présents ces jours-ci. Elle nous raconte.

En septembre dernier, c'est au son du hira gasy, que je découvre Madagascar. A 21 km au nord de Tana, à Ambohimanga, "la colline bleue", la troupe de Ramilison Fenoarivo se livre à son exercice favori, haranguer le public avec des discours alambiqués, entrecoupés de musique, de chants et de danses acrobatiques. Pour célébrer l'arrivée des vazaha (les Blancs), un des danseurs mime l'atterrissage douloureux d'un Boeing. "Ils signalent votre présence parmi nous, me confie Aurore, une vieille dame de l'assistance. Vous savez que cette représentation a beaucoup plus de significations qu'il n'y paraît. Ils préviennent leurs amis et leurs morts de leur prochain départ en Europe." Et certains partiront avec un morceau de terre, ramassé au pied du Rova, le palais d'Andrianampoinimerina, le roi réunificateur des Hauts Plateaux, au XVIIIème siècle.

Retour dans la capitale, Tana, où huit jours durant, il faudra slalomer entre les mendiants, les indigents, les vendeuses de chemise brodées de zébus, de nappes, de valihas, et tous ces enfants, crottés, sous-alimentés, malades et sans chaussures, accrochés dans le dos de mamans pré-pubères, impossible de ne pas chercher des yeux les responsables. Impossible d'être artiste sans conscience. Impossible… "La plaie du pays, c'est la pauvreté, explique Benny, un des chanteurs de Feo gasy. La pauvreté n'est pas endémique à Madagascar. Elle est la conséquence d'une mauvaise gestion, un mauvais partage de la terre. L'île est grande comme une fois et demi la France, avec seulement 14 millions d'habitants, et on pratique le planning familial. Tout ça parce que la politique agraire n'est pas à la hauteur. Notre devoir est de conscientiser les gens, pour qu' un débat s'installe.

Sur l' île rouge, les Arts et les artistes sont une force que les pouvoirs ne peuvent ignorer. Il n'est pas un groupe, aussi futile soit-il qui ne laisse transpirer dans ses chansons la souffrance de toute une population. "Le sud connaît un siècle de retard par rapport aux autres régions, reconnaît Jean Gabin Fanovona, leader de Vaovy ( du nom d'un bois dur endémique à Madagascar). Dans mes chansons, je parle par exemple du problème d'eau potable, qui est le problème fondamental du Sud. Les enfants ne prennent pas de douche tous les jours chez nous, car l'eau potable est beaucoup trop chère. Ils vont à l'école sans se laver la figure." Le taciturne ambassadeur de la culture Antandroy (le peuple des épines, éleveur de zébus) s'exprime avec la lassitude de ceux qui répètent la même chose depuis trop longtemps. "Vous savez quand j'étais plus jeune, j'étais un grand chanteur de rock et de R'n'B, comme Otis Redding, j'animais des soirées dansantes avec des instruments électriques. Et puis, je me suis rendu compte que la musique traditionnelle malgache était en train de disparaître, et pour préserver le patrimoine, je suis retourné au répertoire traditionnel depuis 93." Comme son voisin D'Gary, Jean Gabin tourne plus à l'étranger que dans son pays. "Le Malgache ne s'intéresse pas encore aux musiques traditionnelles, il aime la musique lourde, comme le zouk, le soukouss africain, le rap…".

Si le sud de l'île est sensible aux polyphonies vocales, le Nord et les Hauts Plateaux n'ont d'oreilles que pour des rythmes musclés, virils aux fragrances de sueur de skons. En un mot, le salegy, le désormais célèbre rythme 6/8 qui fait entrer les Malgaches dans une transe certaine. "Ecoute Eusèbe, ta musique est terrible. C'est exactement ce que l'on veut faire au lit, mais que l'on fait debout. En dansant…" Eusèbe Jaojoby part d'un grand éclat rire. Sa prestation au café Le Glacier de Tana a laissé l'assistance dans un joyeux état comateux. Tout se fait en famille chez Jaojoby, les fils sont musiciens, l'épouse et les filles chantent en dansant jusqu'aux portes de l'enfer.

Mais le salegy n'a pas que des propriétés érotisantes. Depuis le XVIème siècle, c'est une musique pour célébrer la vie et les morts. "Avec le salegy, ajoute l'ancien journaliste de la radio malgache, on donne vie aux ancêtres. Lorsque les vivants, enivrés par la musique rentrent en transe, c'est qu'un être désincarné a pris possession de leur corps. Et ils font la fête ensemble. Ça n'a rien d'extraordinaire, on vit ça quotidiennement chez nous, surtout dans l' ethnie Sakalava, "ceux des longues vallées".

Plus jeune, mais tout aussi spirite, le jeune Lego fait de la musique de trumba, une musique sacrée où l'esprit est convoqué pour un rituel de possession. Originaire des brousses du nord de l'île, Lego s'est fabriqué tout seul, malgré sa filiation avec la star de l'île, Rossy (son demi-frère) qui avait sorti Island Of Ghosts, un album sur Real World, le label de Peter Gabriel. Lego a du se battre pour devenir musicien, car son appartenance à l'ethnie Andrimisara, de la lignée des rois Sakalava, lui interdisait de s'abaisser à la pratique de la musique.

Autre style qui fait l'identité de Madagascar, le tsapika. Né dans les balloches popus des faubourgs de Tuléar (au sud-ouest de l'île), le tsapika se joue saturé. Pas par goût, par nécessité. L'absence de luthier oblige les musiciens à jouer avec des instruments bricolés. Les guitares électriques se branchent directement sur des haut-parleurs en guise d'amplis. Résultat discordant assuré. Et c'est l'ambiance tout à fait particulière des bals poussière du grand Sud malgache, que D'Gary, virtuose de la guitare désaccordée, a transposé sur son nouvel album Akata Mesa, l'herbe verte.

Mais le roi de Tana s'appelle Rajery, "le regard des autres". Ce petit homme de 36 ans est à la fois luthier, musicien, éducateur, thérapeute, et chauffeur pour vazaha en perdition. Rajery est à la tête de plusieurs associations engagées dans la lutte contre le travail des enfants. Il enseigne la valiha (harpe tubulaire malgache) aux gosses du quartier et joue dans un hôpital psychiatrique pour les jeunes atteints de troubles du comportement. "On soigne les gens avec le son. Selon nos traditions, la musique fait partie de notre nourriture, de notre histoire, et elle agit sur notre psychisme".
Rajery a perdu sa main droite à l'âge de 11 mois, après avoir été empoisonné par un morceau de viande : "Mon handicap, c'est ma force. Je me souviens, j'étais adolescent, j'ai joué de la valiha dans une paroisse catholique. Arrivé sur scène, le public a commencé à se moquer de moi, de mon moignon. J'ai tremblé. Une seule envie, fuir. Mais je suis resté, j'ai joué. Et c'est grâce à ces gens si durs que j'ai trouvé le courage dans ma vie, de faire les choses jusqu'au bout, en profondeur". Dans un pays où tout fout le camp, Rajery pense retrouver un peu de dignité avec sa valiha, l'instrument identitaire qui panse l'âme de tout un pays. "J'ai un rêve, dit-il, à l'image du Brésil, symbolisé par la samba, la capoeira ou le football, j'aimerais qu'à la seule évocation de la valiha, on pense à Madagascar…"

Enfin, quelques jours avant sa disparition, le célèbre flûtiste malgache Rakoto Frah a reçu la visite surprise d'une trentaine d'amis, de journalistes et les caméras de la télé malgache, dans sa chambre d'hôpital, à Tana. "La sodina, c'est ma vie, c'est mon énergie", nous confiait-il alors. Ce week-end, ses amis musiciens, Erick Manana en tête (avec qui il jouait au sein de Feo gasy) lui rendent hommage à Paris, à la Cité de la musique.

Laurence Aloir

les albums :
Rajery / Fanamby (Indigo / Label bleu)
Jaojoby / Aza arianao (Indigo / Label bleu)
Vaovy / Aba (Indigo / Label bleu)
Feo gasy / Ramano (Daqui / Harmonia Mundi)
D'Gary / Akata mesa(Indigo / Label bleu)
Et toute la discographie de Rakotozafy, pour les amoureux de la valiha.

MUSIQUES MALGACHES A LA CITE DE LA MUSIQUE

A noter la sortie de Madagascar, les chants d'une île par Victor Randrianary, aux éditions Cité de la musique/ Actes Sud.