GLOBAL MELTING POT

Cannes, le 23 janvier 2002 -Sur le papier, la soirée World du MIDEM avait un petit côté " auberge espagnole " qui laissait perplexe, d’autant que certains des artistes annoncés ne s’étaient encore jamais exhibés sous nos latitudes.

La bonne surprise de ce Midem

Cannes, le 23 janvier 2002 -Sur le papier, la soirée World du MIDEM avait un petit côté " auberge espagnole " qui laissait perplexe, d’autant que certains des artistes annoncés ne s’étaient encore jamais exhibés sous nos latitudes.



Par ailleurs, cette 36ème édition du rendez-vous cannois n’ayant pas jusqu’à ce soir brillé par la qualité de ses spectacles, c’est avec un brin de fatalisme résigné qu’on se dirigeait mollement vers le bunker. La neige fondue qui tournicotait dans la nuit avant de se poser sur l’eau calme du vieux port n’aidait pas à créer l’ambiance.
Et, de fait, cela commença plutôt mal avec Rosario. La jolie Espagnole, que l’on connut mieux inspirée il y a une dizaine d’années, s’est laissée engluer dans un magma rock-mambo-gitan qui, a force de vouloir trop en faire, casse les oreilles sans convaincre.
Mais Rosario était, à l’évidence, un ajout de dernière minute. La vraie soirée commença juste après avec l’arrivée de Si*Se, combo new yorkais, qui est une réelle bonne surprise. Pour simplifier, on dira que le groupe fait une synthèse hip hop latino, sur une ambiance drum’n bass. Le résultat est à la fois doux et puissant, avec cette personnalité latine de la chanteuse, Carol C, qui apporte la chaleur nécessaire. On ne dit pas qu’une heure et demi de cette salsa d’un nouveau genre ne lasserait pas, mais les sets de trente minutes propres au Midem sont pile-poil le bon module pour ce genre de musique.
Suhseela Raman, la petite Tamoul de Londres qui succède à Si*Se, va monter le son d’un cran. Il faut dire qu’elle en fait beaucoup, dans le genre racoleur (voyez comment je suis une jolie métisse sexuellement irrésistible), alors qu’elle pourrait parfaitement se dispenser de cet artifice, sont talent étant réel. C’est une fusion indo-techno, mais on est loin des vocalises convenues du bangra londonien habituel. Il y a même un peu d’Afrique, de ci de là, dans ce mélange malin, certes opportuniste mais souvent convaincant. Suhseela, en tout cas, gagne à être découverte sur scène par rapport à son album fadasse, du type world-ambiance qui sévit un peu partout en ce moment, genre " on-peut-le jouer-pendant-qu’on-bouffe-avec-les-copains-ça-ne-nous-gênera-pas-pour-causer" (Les compils Buddah Bar, par exemple).


Exit Suhseela Raman, bonjour Issa Bagayogo. Lui, on le connaît mieux. Il y a plusieurs années déjà que, sous l’impulsion de deux français pas bêtes, il plaque ses chants et koras maliennes sur des rythmiques samplées. Tour à tour, le procédé fascine ou irrite. Quand l’alchimie fonctionne, c’est diaboliquement irrésistible ; et le public de Cannes ne s’y trompe pas, qui ovationne le groupe. Quand la magie faiblit, on en aperçoit les ficelles et on se dit que c’est un peu facile. Il ne faudrait pas que le " cas " Bagayogo soit un feu de paille à la Mory Kanté. Mais, pour le moment, ça marche.

Pour clore cette soirée très techno-world, voici un groupe que l’on ne verra pas pendant la majeure partie de son set, car il joue derrière un rideau à travers lequel on le devine à peine. Sur la toile sont projetées des images délicieusement désuètes, remontées dans le rythme de la musique.
L’ensemble s’appelle Gotan Project, et voilà réellement un concept innovant, comme on dit dans les start-up. Non, blague à part, le Gotan Project est bien ce qu’on a vu de plus nouveau et intéressant depuis longtemps.


Tango techno ? S’il faut un raccourci pour décrire le Gotan Project, c’est à l’évidence celui-là. Mais c’est bien réducteur aussi, tant il y a de trouvailles et de perfection dans cette musique, qui est une sorte de clip live.
D’abord, le son : nickel, clair, superbe. On sent que les balances ne doivent pas être expédiées en quinze minutes -d’autant que l’acoustique du bunker n’est pas un cadeau. Ensuite, les instruments : bandonéon, guitare classique, piano, violon… On ne sait pas d’où sortent ces gus (on va se renseigner), mais ils seraient tous 1er Prix de conservatoire que cela ne nous étonnerait pas. Derrière, les deux préposés aux samples —sans doute les têtes pensantes de ce fabuleux concept- pilotent cet agencement sans faille.

Discrète, la chanteuse sait être là quand on a envie de l’entendre, et s’effacer sans que presque on le remarque. C’est bien un projet collectif, chic et sensuel, cérébral et instinctif en même temps. Le tout sur fond d’Argentine omniprésente, de Péron à Videla, avec cette beauté un peu effrayante de ces jambes qu’on voit se croiser dans un tango électrique qui relie les années 20 à nos jours.

Chaque année, le Midem a ses lubies, ses débats de couloir. La question récurrente de cette édition peut se résumer ainsi : " le marketing est-il en train de tuer la création ? " (Il faut dire qu’entre les NRJ Music Awards, Star Academy, et autres Cindy, on a été gâtés !). Mais Gotan Project est arrivé à point pour montrer que tout cela est un faux problème. Il y a du marketing, c’est sûr, dans le concept Gotan. Et alors ? Seul, au fond, le résultat compte. Et tant que ce métier, si pourri et si nul par ailleurs, nous permettra de temps en temps d’assister à l’accouchement de bébés superbes comme Gotan Project, on ne regrettera pas de passer, chaque année, quelques jours de janvier dans un bunker grisâtre sur un littoral massacré.

Jean-Jacques Dufayet