Gotan Project en scène
Depuis que Grace Jones s’est amusée dans les années 80 à faire des injections de dub jamaïcain au Libertango de Piazolla, le tango n’a plus suscité de grandes prises de risque. Plus de vingt ans après, des DJ’s du monde entier le projettent de nouveau au centre de la piste grâce à la démarche originale de Gotan Project. Etreinte inédite de la musique argentine - tango, milonga et chacarera - et de la musique électronique actuelle.
La revanche du tango
Depuis que Grace Jones s’est amusée dans les années 80 à faire des injections de dub jamaïcain au Libertango de Piazolla, le tango n’a plus suscité de grandes prises de risque. Plus de vingt ans après, des DJ’s du monde entier le projettent de nouveau au centre de la piste grâce à la démarche originale de Gotan Project. Etreinte inédite de la musique argentine - tango, milonga et chacarera - et de la musique électronique actuelle.
Aux platines, trois personnalités musicales singulières. La première, c’est Philippe Cohen-Solal, connu comme DJ-remixeur mais aussi conseiller musical pour le cinéma depuis le début des années 90 (Tavernier, Lars Von Trier, Mikhalkov), époque à laquelle il fait ses premiers pas dans la composition et la production de musique électronique. Christoph H. Mueller, musicien d’origine suisse et second comparse, étudie déjà la question depuis le début des années 80. Ensemble ils créent en 1996 le label Ya Basta, avec lequel ils développent plusieurs projets dont les Boyz from Brazil, changeant de nom au gré des changements de styles.
Tous deux avouent avoir tété depuis toujours le biberon de la sono mondiale, de la pop à la country en passant par le disco et la new wave. Mais c’est Eduardo Makaroff, guitariste et chanteur argentin installé à Paris, comme Christoph, depuis une dizaine d’années, qui leur inocule le virus du gotan. C’est à dire du tango, dans le verlan argentin. "Une pensée triste qui se danse", comme disait Enrique Santos Discepolo, l’un de ses compositeurs les plus talentueux de la première moitié du XXe siècle. Musique arrivée par le port, aux racines mêlées africaines et turques notamment, dansée à l’origine exclusivement par des hommes, le tango grandit pieds nus dans les lupanars des faubourgs de Buenos Aires à la fin du XIXe. C’est après avoir triomphé à Paris qu’il revient auréolé dans les années 40 sur la terre argentine. Mais l’histoire d’amour avec la ville-lumière n’est pas terminée pour autant.
Une fois ces trois larrons réunis à Paris, ils s’entourent des musiciens argentins parmi les plus réputés du moment : le bandonéon de Nini Flores, le piano de Gustavo Beytelmann, le violon de Line Kruse, les percussions d’Edi Tomassi. Auxquels on ajoute la voix de la chanteuse espagnole Cristina Vilallonga qui interprète les paroles écrites par Makaroff. Le tout apporte au trousseau une base acoustique des plus solides. Quelques maxis plus tard, leur premier album naît sous les lumières colorées de la piste, ils l’appellent La Revancha del tango.
La réussite de l’entreprise, c’est d’avoir cherché les rapports organiques entre ces différentes musiques, comme dans Triptico qui présentent de vrais points communs entre la milonga et la house. L’accent est mis sur la composition mélodique, avec des samples essentiellement acoustiques. On reconnaît aussi dans les compositions de Gotan Project des extraits de discours politiques appartenant à l’histoire de l’Argentine, qui hélas, trouvent un écho dramatique à l’heure où ce pays résonne des caserolazos, ces manifestations populaires scandées par les bruits des casseroles rageusement frappées.
Jusque-là connue des night-clubbers grâce à la complicité de nombreux DJ’s, la musique du Gotan franchit un nouveau pas le 15 janvier dernier au club Tenax de Florence. Ce soir-là, comme dans un set de DJ, le tempo du spectacle augmente peu à peu (Gilles Peterson mixe d’ailleurs avant et après le concert) et les gens dansent «même le tango» précise Philippe Cohen-Solal, amusé. C’est la première étape d’une tournée internationale qui passera par l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, la Scandinavie, l’Espagne, le Portugal, le Midem le 22 janvier (cf. vidéo ci-contre) et le Bataclan de Paris le 8 février prochain. Entretien au lendemain du premier concert de la tournée.
RFI Musique : Il y a quelques mois, vous disiez que pour le passage de Gotan à la scène, vous vouliez quelque chose d’inédit, du jamais vu. Y êtes-vous parvenu ?
Philippe Cohen-Solal : On a recherché la performance artistique, le vrai show. On avait déjà fait quelques concerts avec les musiciens de l’album aux Transmusicales de Rennes, à Lisbonne, en Turquie. Mais à Florence c’était la première fois qu’on jouait dans cette nouvelle configuration. On est sept sur scène et c’est un vrai défi, parce que le mélange acoustique/électronique n’est pas facile à réaliser. En même temps, on se sert de la scène pour continuer de faire des expériences. Par exemple, entre Beytelmann qui est au piano et moi aux platines, c’est un vrai discours qui s’instaure, on flirte entre techno et musique contemporaine. Je crois qu’on a réussi à créer un univers vraiment mystérieux.
L’expérimentation sur l’image y est au moins aussi importante que celle sur le son. Est-ce votre passé de conseiller musical pour le cinéma qui vous rattrape ?
C’est vrai que notre univers est très cinématographique, on nous le dit souvent. Jusqu’à maintenant dans nos visuels, sur notre pochette, on a cherché un côté plus abstrait, plus moderne que celui du tango traditionnel, en le déformant. On reprend la même idée sur scène à travers des projections et du multimédia. On utilise des images d’archives de l’Argentine mais aussi des images qu’on est allé filmer là-bas nous-mêmes. Ça ressemble à une installation vidéo qu’on pourrait voir dans certaines galeries d’art contemporain, comme P.S.1. à New York. Ce genre de galerie où l'on découvre vraiment des artistes vivants d’avant-garde, et pas toujours les mêmes vieilles têtes.
Votre prise de position face au monde passe par l’intégration sur l’album de voix politiques argentines historiques : celle d’Eva Peron dans le morceau El Capitalismo foraneo (Le capitalisme étranger) et de Che Guevara dans Queremos paz (Nous voulons la paix). Quel sens cela a pour vous ?
La toile de fond politique de l’album est très liée à l’histoire de l’Argentine, mais aussi à notre univers quotidien. Dans El Capitalismo foraneo, on fait référence au capitalisme international qu’on subit aujourd’hui en 2002 et ça, c’est un sujet de réflexion pour tout le monde. Quand on écoute Queremos paz, on se dit qu’on peut difficilement être plus actuel, malheureusement. Epocha aussi a une double signification. C’est à la fois une histoire d’amour et l’histoire bien plus vaste d’un pays, où une époque laisse place à une autre. C’est ce que les Argentins sont en train de vivre, en protestant contre la dictature économique et contre des dirigeants qui ont fait beaucoup de mal.
Le nom de notre label, Ya Basta ! (Ça suffit !) est inspiré du livre du sous-commandant Marcos. Ceci dit, ce n’est pas un label de musique politique. Je ne me sens pas un artiste politique, ce n’est pas mon fonds de commerce. Ce qu’on cherche, c’est faire plaisir aux gens avec de la bonne dance.
Comment vos expérimentations ont-elles été reçues de par le monde, et notamment sur la terre natale du tango ?
C’est en Italie et au Portugal que le public a réagi tout de suite. En Italie, on sera peut-être même bientôt Disque d’or. En Angleterre aussi Gotan s’est fait remarquer. A la fin de l’année dernière, dans la presse anglaise, on était Meilleur Album de l’année pour beaucoup de gens. Quant on sait à quel point les critiques anglais ont la dent dure, on s’estime vraiment heureux d’avoir gagné leur reconnaissance. En revanche en France, au niveau des médias, ça a été plus lent.
En Argentine pour l’instant, l’album n’est sorti qu’en export, mais on a des échos par les DJ’s et les journalistes qui ne tarissent pas d’éloge. Il faut dire que là-bas, le poids de la tradition du tango est beaucoup plus lourd qu’en France. A ma connaissance, il n’existe aucune démarche de fusion. Ce n’est pas pour rien que les musiciens argentins viennent en France. Ils savent qu’ils auront plus de marge pour expérimenter. Regardez Piazolla, c’est quand il est venu à Paris que sa musique a commencé à décoller.
Evidemment on a très envie d’aller en Argentine, mais en ce moment, avec ce qui se passe, personne ne programme. En attendant je pense qu’on va être sur la route toute l’année car la tournée prend une ampleur qu’on n’avait pas soupçonnée. Au fil des concerts, on va amener de nouveaux morceaux. A Florence déjà, on a joué pour la première fois La Cruz del Sur, une composition qui n’est pas sur l’album. Après ça on a envie de retourner en studio et de sortir un nouvel album.
Propos recueillis par Nathalie Bentolila