Tiercé belge
Outre un passeport belge, ces trois-là ont en commun d'avoir sorti, dans leur pays, un album en 2001. Après une amère expérience sur des labels français, Marka, Jeff Bodart et Marc Morgan sont aujourd'hui rares sur la scène musicale hexagonale qui les snobe après les avoir courtisés. Seul Jeff Bodart sort ces jours-ci son disque en France, mais sur un label belge et un an après la sortie initiale. Propos croisés.
Les parcours croisés de Marc Morgan, Jeff Bodart et Marka
Outre un passeport belge, ces trois-là ont en commun d'avoir sorti, dans leur pays, un album en 2001. Après une amère expérience sur des labels français, Marka, Jeff Bodart et Marc Morgan sont aujourd'hui rares sur la scène musicale hexagonale qui les snobe après les avoir courtisés. Seul Jeff Bodart sort ces jours-ci son disque en France, mais sur un label belge et un an après la sortie initiale. Propos croisés.
Quel est le rôle de la France dans votre parcours ?
Marka : Je n'ai pas eu le choix. Au départ, ils ne voulaient pas de moi en Belgique, je suis donc venu en France. Ça a été une chance puisque j'ai même fait la première partie de Céline Dion à Bercy en décembre 95. C'était très absurde, très belge... Je n'avais rien à faire là, mais je l'ai fait !
On rêve d'être accepté en France. La Belgique a une particularité culturelle mais on est presque français. Il n'y a plus de frontière, Bruxelles est à 1h30 en train de Paris, on a la même monnaie. Les francophones sont minoritaires chez nous donc chanter pour les Belges francophones, c'est comme chanter pour la Bretagne ou l'Alsace. Certains font une carrière uniquement belge mais c'est un peu dommage. Ça peut être lié à une peur.
Jeff : Déjà chanter en français, c'est faire partie de la grande francophonie. La France, c'est un passage obligé. Le but, quand on chante, est d'en faire profiter le plus grand nombre de gens possible. Il n'y a pas de différence entre un Belge et un Bordelais qui veut sortir de son département.
Marc : Enorme ! Quand j'ai fait mon premier album, le titre Notre mystère nos retrouvailles a très bien marché en France. En Belgique, on me l'avait refusé parce que je venais d'un groupe et cette image m'a défavorisé. A Paris, je n'avais pas ce problème et des gens, comme Jean-Louis Murat, m'ont aidé. J'ai fait un album chez Fnac Musique. Et je suis passé dans des émissions de télé genre Drucker ou Foucault. Ça me faisait rire d'avoir accès à ces programmes violemment exposés, avec un million de spectateurs, où tout le monde dit du bien de tout le monde. Il n'y a qu'en France que ça peut se passer. Le revers de la médaille, c'est d'être catapulté sur une planète "variétés" qui coupe de la scène. On est catalogué dans des cases et moi je ne connaissais pas ça en Belgique où tout est plus fluide. Paris, c'est très XVIIème siècle, les salons, les apparences. On se dit des vacheries avec le sourire. Je trouve ça marrant mais quand on est là-dedans et qu'on veut y échapper, c'est un parcours du combattant.
Marka et Marc, vous n'êtes toujours pas distribués dans l'Hexagone ?
Marka : Je serai ravi de retrouver une distribution ici et de faire mon métier comme je le fais en Belgique. Quand on est sur une major, on trouve ça extraordinaire mais quand on se fait virer, c'est très pénible. Etre indépendant, c'est moins de confort mais une qualité de vie qui est plus proche de la réalité et qui fait que je pourrai durer. Je sais que le marché de la chanson française est difficile. Dans les grands magasins, on voit du r'n'b, de la techno, du rap et la chanson est au fond du magasin. Mais, il y a moyen de vivre de la musique sans vendre de centaines de milliers de disques. Il n'y a pas de la place que pour ceux-là. Je vais m'arranger pour qu'on puisse acheter mon CD par internet. J'aimerais vendre autant que le dernier (15.000 exemplaires, ndlr). Pour Sony [France], ça ne suffisait pas mais pour moi, si. C'est peut-être un manque d'ambition mais c'est une façon de garder les pieds sur terre.
Marc : Non, pas pour le moment. Je cherche. Ce qui est difficile, c'est que tout est très show-biz à Paris. Je sais que je vais trouver mais ça prend un temps fou et je vois arriver le plan comme quoi mon album va être distribué en France quand je commencerai le suivant... Je pensais trouver plus rapidement. Je sais que Marka a le même problème. Nous trois avons été exposés en France à un certain moment sans avoir des scores faramineux, mais on a été présents. Et on a eu du mal à retrouver des moyens de production en France parce que les grosses boites trouvent que nous ne sommes pas assez rentables. Mes chiffres de vente sont irréguliers et insuffisants pour une major comme Mercury. Il y a des situations débiles comme les congrès de fin d'année où le boss présente des diapos devant tout le monde et montre sur un graphique que pour Pagny, il y a tant de vente, on le garde, et pour Morgan tant de vente, pas assez, au revoir. C'est la réalité un peu cynique de ce genre d'industrie.
Jeff : Mon CD est sorti en France le 19 février chez Pias. Je souhaite de tout cœur que Marc et Marka arrivent à trouver une signature en France. Mais tout y est très formaté. Parfois on a l'impression qu'on est devant un mur infranchissable. Mais j'ai foi en ma bonne étoile. Je suis peut-être un peu inconscient.
Vos albums ont un contenu plus grave que dans le passé. Est-ce un choix ?
Marka : Les textes sont plus forts peut-être. Mais il y a des chansons décalées comme d'habitude et des thèmes comme la mort, c'est vrai.
Jeff : Oui, c'est volontaire. C'est un peu une évolution plus qu'une révolution. C'est bien de se remettre en question, de creuser un peu plus loin d'où le titre de l'album Ça ne me suffit plus. Je n'aime pas les chanteurs qui font deux fois le même disque. Mais c'est la même personne et j'espère la même sincérité. Je n'avais pas marre de mon image guillerette mais les gens ne voyaient plus que ça. Il fallait montrer une autre facette. Personne n'est d'une pièce et certainement pas moi.
Marc : J'ai choisi la chanson Je reviens de loin comme single parce qu'elle est liée au fait que j'ai mis du temps à refaire un disque et que je reviens effectivement de loin. Ça fait un peu "rescapé" mais c'est une métaphore. J'ai mis du temps à remettre un album en chantier. Mon style était peut-être plus léger avant. Là, je voulais aborder des choses que je n'avais pas eu l'occasion de dire auparavant. La tonalité est plus grave mais pas si obscure. Un titre comme Tout le monde se quitte peut être perçu comme pessimiste mais pour moi, c'est la résolution d'une histoire. Je ne savais pas faire ça auparavant. Je voulais marquer le coup sans tomber dans le blues.
La quarantaine joue t'elle un rôle dans ce nouveau disque ?
Marka : Oui, j'ai senti définitivement une différence dans la vie de tous les jours. J'ai fait une crise assez marquée. A 40 ans, j'ai eu une sorte de peur. Je me suis posé des questions sur ce que je faisais, pourquoi je le faisais encore, est-ce que ça en valait la peine. C'était dû aussi au fait que je n'avais plus de firme de disques et que je devais tout gérer moi-même.
Jeff : J'espère que non parce que je pense que la maturité et la sérénité ne sont pas pour moi. De plus je n'aime pas le mot maturité. Ma punition sera d'être dans un corps de vieillard décati avec une âme d'enfant.
Marc : Peut-être. Surtout dans le fait de faire le point. J'ai 39 ans donc je parle de choses différentes. J'ai épuisé une série de chansons plus légères. Là j'ai voulu prendre celles qui collaient le mieux à moi, que je voulais porter. Je n'ai pas de caractéristiques vocales très sportives donc j'essaie de trouver des univers qui me correspondent. Le temps a passé.
Jeff, vous écrivez plutôt en collaboration tandis que pour vous Marc, l'écriture est un travail solitaire, non ?
Jeff : C'est la première fois que j'écris aussi peu. Mais je ne compte pas opérer un retrait, au contraire. Par exemple Christophe Miossec a écrit pour moi des choses que j'avais beaucoup de mal à dire. La vie la mort est un texte très cynique. J'adore les collaborations. La musique n'est pas un exercice solitaire pour moi. Et j'adore réunir des gens d'univers aussi différents que François Bernheim et Christophe Miossec. Je rêve de les faire écrire l'un avec l'autre. C'est comme Benjamin Biolay et Miossec, ils me parlent mutuellement l'un de l'autre et leur seul point de convergence, c'est moi.
Marc : Oui, l'écriture est un exercice solitaire pour moi. Là, avec Denis Clavaizolle c'est lié à la production artistique et à la musique, pas à l'écriture. Je ne savais pas comment démarrer cet album-ci. Un jour lors d'une balance, Jean-Louis Murat est venu m'écouter. Il m'a donné quelques conseils et Denis, son complice, m'a ouvert son studio. Il m'a aidé sur les tonalités, les textures de clavier. C'est Denis qui m'a donné la clé. J'ai continué l'enregistrement chez moi à Huy sur les bases de ce qu'on avait fait chez lui. Il m'a aidé à faire le tri.
Pensez-vous qu'il y a une "chanson belge" ?
Marka : La chanson belge, c'est de la chanson française. On chante la même langue. Elle se différencie peut-être par un humour à la belge comme chez Jean-Luc de Sttellla mais qui fait un peu du Boby Lapointe donc ça rejoint la chanson française.
Jeff : Je ne crois pas qu'il y a une chanson belge mais je crois qu'il y a un esprit. C'est un pays très petit qui est tout sauf chauvin, sans culte des stars. Et les gens ont les oreilles très tournées vers l'extérieur et font du coup des choses très différentes ce qui élargit la variété des musiques. Et pourtant, il y a un esprit distancié commun à nous tous.
Marc : Probablement. Mais les artistes belges doivent compter avec l'espace francophone et l'espace flamand. La partie francophone ici n'est pas toujours suffisante en matière de vente. Les artistes belges m'ont beaucoup influencé et donné envie de faire de la musique à commencer par Jacques Duvall ou le groupe Télex. Il y a aussi Jéronimo qui joue aussi avec moi, Daniel Hélin, le groupe Deus même s'ils chantent en anglais. La particularité de la Belgique est d'être aux croisées de plusieurs langues. Il y a plus de proximité avec la chanson anglo-saxonne et en même temps, on a envie d'aller en France pour retrouver des racines. Comme pour Arno qui est passé d'une musique assez violente en anglais avec TC Matic, au français en mélangeant ses racines francophones, flamandes et anglaises. Il est d'Anvers qui est très tourné vers l'Angleterre. Chez moi, à Huy, entre Liège et Namur, c'est purement francophone. Il y a aussi des gens comme Maurane, Philippe Lafontaine, Adamo ou même Frédéric François, qui sont plus dans la tradition. Ou encore Front 242. Tout ça, ce sont des bornes de la musique belge dans un mouchoir de poche.
Qu'est-ce que la belgitude ?
Marka : C'est de la tristesse mélangée à l'amour de son pays. Et aussi le fait d'en parler encore comme dans Je parle sur les langues qui se croisent en Belgique. Mais c'est un message plus large, sur le dialogue avec les autres. Les Belges vont vers les langues étrangères. Il suffit parfois d'apprendre deux mots pour communiquer, effort que les Français ne font pas. Chez eux, contrairement à la Belgique où il y a déjà deux langues, ce n'est pas indispensable. C'est de là qu'est né ce protectionnisme de la chanson "française".
Jeff : La vraie belgitude c'est de ne pas le revendiquer. Comme disait Brassens, je n'aime pas trop les imbéciles heureux nés quelque part et je trouve que c'est bien de parler de sa belgitude mais il n'y a pas lieu de brandir ça comme un étendard.
Un mot sur les deux autres ?
Marka : Je connais bien les deux, j'ai travaillé avec eux sur un projet qui s'appelait Si ça nous chante¹. Pour Jeff, après avoir écouté son album, je trouvais que les plus belles chansons étaient celles qu'il avait écrites lui-même. C'est un encouragement à ce qu'il écrive plus encore. On partage aussi le goût de la scène. Marc est le plus artiste des trois selon moi. Sa sensibilité est très artistique, il dessine, fait plein de choses. Contrairement à moi, je ne crois pas qu'il soit réellement un homme de scène. Il joue cinq six fois puis il m'a déjà dit en avoir assez.
Marc : Jeff ne tient pas en place, il a ce côté entertainer, post Charles Trenet, la capacité de faire des chansons dans un moule traditionnel avec une joie et une énergie très forte. J'admire ça parce que je ne suis pas comme ça. Je me sens plus discret. Je passe plus de temps en studio. En décembre, j'ai produit avec eux une reprise de Petit Papa Noël (cf.les deux photos ci-dessus) mais j'avais plus un rôle de coulisse qui me correspond. Pour Marka, les concerts sont un moteur. Il est assez impatient. C'est un fonceur qui a plein d'idées. Son tempérament est orienté vers la scène. Il se débrouille pour jouer énormément avec n'importe quelles formules. Il pourrait tenir dans un cabaret pendant un mois comme il l'a fait au Sentier des Halles à Paris. C'est presque un acteur. Il est sensible à la mise en scène.
Jeff : Jamais ils ne se prennent au sérieux. On a fait une reprise commune et iconoclaste de Petit Papa Noël pour la télé belge. On avait aussi un projet de scène à trois avec le même groupe qui n'a pas abouti. Marka me plait par son pouvoir de conviction. Il a une interprétation qui n'appartient qu'à lui et que j'adore. En ce qui concerne Marc, j'ai beaucoup de respect pour son talent de compositeur que je trouve épatant. Ce gars a une facilité qui me bluffe. Ce que je pense d'eux dans la vie privée n'a pas d'importance si ce n'est que ce sont mes amis.
¹Disque réalisé au profit de l'association belge de la lutte contre la mucoviscidose (EMI Belgique, 1999)
Jeff Bodart / Ça ne me suffit plus (Pias, 2001)
Marka /Avant Après (Viva Disc/ Sony Belgique, 2001)
Marc Morgan/Les parallèles se rejoignent (Viva Disc/Sony Belgique, 2001)