Mario Canonge et Tony Chasseur
Au regard de la scène antillaise en état d’hibernation, la métropole française commençait presque à oublier qu’elle possédait des départements d’outre-mer. Jusqu'au réveil de deux Martiniquais : un pianiste, Mario Canonge, et un chanteur, Tony Chasseur. Chacun nous livre un nouvel album (respectivement Carte Blanche et Diamant des îles) très swing et truffé d’invités qui se distingue par une couleur mosaïque empruntée à toute la Caraïbe. Regard mêlé sur deux rénovateurs d'une musique dite créole.
Apôtres du jazz caribéen
Au regard de la scène antillaise en état d’hibernation, la métropole française commençait presque à oublier qu’elle possédait des départements d’outre-mer. Jusqu'au réveil de deux Martiniquais : un pianiste, Mario Canonge, et un chanteur, Tony Chasseur. Chacun nous livre un nouvel album (respectivement Carte Blanche et Diamant des îles) très swing et truffé d’invités qui se distingue par une couleur mosaïque empruntée à toute la Caraïbe. Regard mêlé sur deux rénovateurs d'une musique dite créole.
Tous les deux Martiniquais de la même génération, ils viennent de signer respectivement un cinquième album sur lesquels ils se sont invités mutuellement. Outre cette ressemblance, Mario Canonge et Tony Chasseur ont un autre point commun : être à contre-courant du zouk-love. "Il s’agit d’une musique trop commerciale, trop formatée !", s’exclame le premier. "C’est de la variété qui n’aborde que les peines de cœur...", renchérit le second. Une position que les deux protagonistes défendent à leur manière sur leur dernier CD, puisque l’un est pianiste et l’autre chanteur. Bref, le zouk-love serait-il de la "soupe" pour Mario Canonge et Tony Chasseur ? Non. Ces musiciens sont indulgents et ont trop de respect pour employer un tel qualificatif à l’égard des artistes officiant dans le zouk-love qui, comme eux, portent haut et fort les couleurs créoles.
Ces deux-là préfèrent surfer différemment sur la vague antillaise avec leur propre grâce plutôt que de suivre bêtement le courant ambiant. Car, Mario Canonge comme Tony Chasseur s’accordent à reconnaître que le zouk-love à la dent dure sur les îles françaises de la Caraïbe. Mais cette vision personnelle de la musique dite antillaise n’empêche nullement nos deux compères d’être proches de cette grande famille caribéenne avec laquelle ils ont toujours su partager la scène ou les studios.
Carte blanche
Le virtuose du piano le confirme avec Carte Blanche, un nouvel opus où ne figurent pas moins de trente instrumentistes et chanteurs invités, parmi lesquels Jocelyne Béroard, Ralph Thamar, Tony Chasseur, Andy Narell avec ses steel-drums (ndlr : percussion de Trinidad fabriquée à partir d’un fût de pétrole) et les violonistes cubains de l’Orquesta Aragon. Une belle brochette d’intervenants qui donnent aux compositions du pianiste martiniquais des couleurs arc-en-ciel. "Tous les invités a qui j’ai donné, d’une certaine manière, carte blanche, sont avant tout des copains, notamment les chanteurs. En fait, quand j’enregistre, j’aime bien qu’il y ait du monde autour de moi. Chacun apporte sa touche selon mes besoins, car j’affectionne la diversité de nos rythmes de la Caraïbe", précise Mario Canonge.
Cette envie de faire goûter sa recette musicale, estampillée jazz caribéen, au fil de ses albums, est sans nul doute l’un des atouts majeurs de ce musicien caméléon devenu à l’heure actuelle incontournable sur la scène internationale. Auteur, compositeur, arrangeur, producteur, réalisateur, il maîtrise de A à Z la fabrication de son cocktail épicé. Un peu de biguine, quelques pincées de salsa, deux doigts de zouk raffiné, un soupçon de reggae, le tout copieusement arrosé à la sauce jazzy. Les ingrédients ont beau être toujours les mêmes, ça tourne ! "J’essaie de donner une couleur qui est peut-être la mienne. Par exemple, sur Tou lé dé nou sav, le seul titre tendance zouk de l’album, chanté en duo par Tony Chasseur et Béatrice Poullot d’origine réunionnaise, j’ai fait en sorte de respecter la rythmique du zouk, tout en apportant mes influences au niveau des harmonies, pour que cela sonne autrement", explique le sorcier des claviers.
Diamant des îles
De son côté, Tony Chasseur a une attitude similaire sur son dernier enregistrement intitulé Diamant des îles, en essayant de se démarquer des deux poncifs en vigueur en terre antillaise : être un crooner version zouk-love ou un chanteur racine d’obédience traditionnelle.
Pour cela, il s’est entouré de musiciens de renom du milieu jazzistique français, comme le pianiste Alain Jean-Marie, le bassiste Michel Alibo, sans oublier bien sûr Mario Canonge. Avec de telles collaborations, Tony Chasseur ne pouvait qu’obtenir son statut de chanteur de swing caribéen. Un titre honnêtement mérité à en juger son écrin dédié aux enfants des Antilles qui constituent, selon lui, le trésor de ces îles dépourvues de richesses minières. "Le jazz a toujours fait partie de notre culture. Quand vous écoutez le groupe Malavoi, par exemple, c’est très jazzy dans l’esprit. Bon, c’est vrai que tous les gens qui m’ont suivi sur ce disque sont mes potes. Mais ce n’est pas uniquement pour cette raison que je les ai conviés. J’ai souhaité les mettre en avant pour que mon registre vocal épouse leur accompagnement. Ce sont tous des références que l’on ne reconnaît pas toujours aux Antilles. En Martinique ou en Guadeloupe, on a un complexe en pensant que ce qui vient de l’étranger est meilleur !", souligne Tony Chasseur. Et d’ajouter, "Je crois avoir trouvé mon chemin avec ce Diamant des îles. Il est un peu une photographie d’un artiste antillais d’aujourd’hui. C’est-à-dire, quelqu’un capable de passer en revue les différents rythmes de nos îles, du kompa à la mazurka, de la biguine au boléro, sans occulter le zouk de qualité, bien sûr !".
Voix au timbre de miel, solos instrumentaux bien dosés, arrangements irréprochables, le dandy des pianos-bars de Fort-de-France dans les années 80 a su habilement négocier sa place dans l’arène créolophone du XXIème siècle. D’autant que le message est à la hauteur de l’habillage. "Il y a des titres comme Chéché adan tché-w ("Cherche dans ton cœur") dont l’inspiration est partie des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Après cette tragédie, j’ai eu le sentiment que le monde était divisé en deux : d’un côté, les mauvais musulmans, de l’autre, les bons chrétiens ! Cela m’a donné l’idée de chanter une sorte d’appel à l’unité, afin que chacun observe les individus avec le regard du cœur, plutôt qu’à travers sa confession", précise Tony Chasseur.
Cousinage
Si aujourd’hui, Mario Canonge (ci-dessus) et Tony Chasseur apparaissent un peu comme les deux apôtres du jazz caribéen, ce n’est pas le fruit du hasard. Depuis le début, le pianiste comme le chanteur ont des parcours très cousins et qui se démarquent du lot.
D’abord, ils commencent leur carrière tardivement dans le chef-lieu de la Martinique. L’un, s’initie à l’orgue de l’église Sainte-Thérèse, à l’âge de 15 ans, l’autre entame ses premières vocalises sur le campus, à 22 ans. Ensuite, tout leur travail est basé sur des rencontres perpétuelles et des expériences collectives les plus diverses. Pour ne citer que quelques exemples, et rafraîchir notre mémoire, ce sont eux qui fondent en 1988 avec Michel Alibo, Sakiyo, premier groupe de zouk progressif. Un style reconnu à l’époque aussi bien en Outre-mer qu’en métropole. Puis, ils apportent leur contribution à l’aventure baptisée Grand Méchant Zouk, regroupant les meilleurs artistes antillais. On les retrouve également tous les deux à des périodes différentes au sein de Malavoi. Des expérimentations qui enrichissent considérablement leur bagage musical, notamment celui de Mario Canonge : "Le fait d’avoir joué avec des noms connus, qu’il s’agisse de musiciens antillais ou de pointures comme Dee Dee Bridgewater, Manu Dibango ou Michel Jonasz, m’a permis d’échanger des savoir-faire. En croisant des cultures variées, on favorise la création et les choses avancent. C’est pour cela que je ne me considère pas comme un pianiste exclusivement caribéen. Je pense être aussi à l’aise dans la musique africaine, brésilienne que dans le jazz".
Pour sa part, Tony Chasseur, en tant qu’interprète, a profité de ces différentes sessions pour parfaire son chant velouté, mais aussi mûrir son discours, celui, entre autre, sur l’identité créole. "Le créole est une barrière même si c’est une langue à part entière. En tant que chanteur, on nous met en dehors des quotas francophones, alors que nous sommes français ! C’est injuste. Donc, maintenant je m’exprime en créole, presque, par rebellion", précise l’artiste.
Au regard des parcours de Mario Canonge et de Tony Chasseur, et à l’écoute de leur dernier enregistrement, le constat est sans appel : chacun, par sa démarche, a apporté une pierre à l’édifice d’un courant musical rénovateur. Un souffle salutaire dont les Antilles avaient besoin. Il semblait donc naturel que les chemins de ces deux missionnaires culturels se croisent à maintes reprises entre Fort-de-France et Paris. A quand un duo piano-voix ?
Mario Canonge Carte Blanche (Couleurs Music/Wagram)
Tony Chasseur Diamant des îles (JPS Production)