Bénabar et Agnès Bihl

Auteurs inspirés, interprètes endiablés, Agnès Bihl et Bénabar ont en commun de poser leur regard incisif sur un quotidien bancal qui ressemble furieusement au notre... dérision et impertinence en plus. Evocation de deux chemins qui se croisent parfois.

Deux jeunes chanteurs à la rime explosive

Auteurs inspirés, interprètes endiablés, Agnès Bihl et Bénabar ont en commun de poser leur regard incisif sur un quotidien bancal qui ressemble furieusement au notre... dérision et impertinence en plus. Evocation de deux chemins qui se croisent parfois.

Oubliez Venise, les couchers de soleil et les chandelles, c’est la guerre. La chanson d’amour est morte, abattue sous un déluge de couplets au vitriol. Lui : "y’a des détails qui trompent pas/ y’a un vrai rideau, y’a plus de drap cloué sur la fenêtre !/ Qu’est-ce que c’est que ça mon Dieu, c’est une plante verte !". Elle : "Bizarre, c’est bizarre/ ces posters sur mon placard/ ces cal’çons, tous ces rasoirs/ et ces ch’veux dans la baignoire". Lui : "quelqu’un en traître a fait la vaisselle/ où sont mes habitudes, mon ménage trimestriel ?". Elle : "J’ai une vie top romantique/ j’nettoie, je frotte et j’astique/ un frigo anorexique".

Dans le rôle de l’allergique à la chlorophylle, Bénabar ; dans celui de la fée du logis malgré elle, Agnès Bihl. Deux petits nouveaux sur la scène de la chanson, débarqués pour jouer les empêcheurs de s’aimer en rond, gratter là où le vernis s’écaille et y étaler une bonne couche d’humour piqué d’ironie et d’autodérision. A 32 ans, Bénabar tourne avec succès dans toute la France, autour d’un album éponyme sorti à l’automne 2001, le premier en solo après La P’tite monnaie qui avait révélé il y a quatre ans la formation Bénabar et Associés. Quant à La terre est blonde, premier album d’Agnès Bihl, 26 ans, il a été sélectionné sur la promotion 2002 du Fair, structure qui chaque année soutient quinze jeunes groupes ou artistes.

Un air de famille ?

Bien sûr, de la trompette à l’accordéon, c’est toute la panoplie de la jeune chanson française "réaliste" qui habille ces deux albums d’ambiances de fanfare et de bal populaire. Mais on aurait tort de les cantonner à cette veine-là. L’air de famille qu’ils donnent à entendre vient d’ailleurs, d’une véritable plume d’auteur implacable sur le terrain de l’étude de mœurs, tendance Anne Sylvestre nouvelle génération passée par l’argot gouaillant d’un Renaud. Et tant pis si les deux artistes, qui ont poussé chacun de leur côté, ne raffolent pas des étiquettes et des comparaisons...
Chanteurs d’histoires, croqueurs de scènes tragi-comiques, Bihl et Bénabar n’ont pas leur pareil pour raconter la vie en double mixte quand elle grince, quand elle coince. Pas si étonnant donc que leur regard amusé soit tombé simultanément sur le deux pièces-cuisine d’un jeune couple lancé dans la grande aventure de la vie commune. Résultat : le Tendresse et dentifrice de la demoiselle rivalise de drôlerie avec l’effroi du jeune homme qui découvre qu’Y’a une fille qu’habite chez moi ! Et quand dans un New Morning plein à craquer pour les deux concerts parisiens de Bénabar éclate la cavalcade de cuivres qui annonce les premiers mots de la chanson, le public exulte, sûr de tenir son hymne.

Miroir, mon beau miroir, la salle en redemande de ces histoires où défilent amis, amours emmerdes. Au fil des morceaux, la scène se peuple de personnages familiers auxquels le chanteur donne vie : des filles en pagaille, les féministes qui disparaissent au moment d’ouvrir les huîtres, la copine qui sanglote au bout du fil sur ces rêves de midinettes, celle qui voulait qu’on lui chante des slows sirupeux, l’allumeuse qui piétine les espoirs de son soupirant, celui qui serre les fesses pour ne pas montrer à son ex. qu’il pleure, celui qui noie ses trente ans entre potes sous un crachin breton.

L'amour autrement

Toujours un peu moqueuse, la voix fait des détours pour ne pas se frotter aux grands sentiments, contourner la sensiblerie. "C’est vrai que je me refuse à dire "je t’aime" dans une chanson, c’est tellement galvaudé... Du coup je cherche à traiter l’émotion par un autre biais, traiter des grands sentiments par le petit détail", commente Bruno "Bénabar", regard bleu tranchant. "Un modèle pour moi, c’est Claude Sautet avec sa manière de décortiquer les sentiments, d’observer des choses énormes à travers le quotidien ou bien la comédie italienne des années 60 qui arrive à faire rire sur des trucs tristes et pleurer sur des choses gaies. Ce genre de mélange me touche".

Dans les chansons d’Agnès Bihl aussi, on évite les grandes déclarations d’amour. Pour les mots doux, mieux vaut chercher ailleurs qu’auprès de sa Rebelle au bois dormant, de celle qui "passe l’amour en passagère/d’façons les mecs savent pas y faire", ou de l’hystérique hurlant aux pieds de son homme : "Au moins j’taimais, de quoi tu t’plains/ Puis si je mentais comme une malade/ C’tait juste du mystère féminin".

Mais non contente d’observer les rapports homme/femme tourner au vinaigre, la petite blondinette, sous ses airs de ne pas y toucher, fait exploser ses colères et lance ses mots sans complexes à l’assaut de toutes les hypocrisies. Là où un Bénabar joue de la métaphore pour exprimer des doutes, des révoltes rentrées, la demoiselle balance, pilonne, broie, foule, pulvérise, le discours religieux (" ...Et puis le Très Saint Père a dit/ De faire des gosses même séropos/ Ils iront vite au paradis/ D’façons ici, y’a pas de boulot"), le viol qui taillade la vie (Viol au vent), l’amour à l’ombre des cités (Tarpe diem), la solitude des enfants de taulards. Chansons engagées ? Ce mot là non plus ne fait pas peur à la jeune femme, fille d’un des fondateurs du PSU : "A côté des textes drôles, de ceux plus poétiques, les textes engagés composent une part importante de mon répertoire. C’est un peu ma signature, ma carte de visite et j’y tiens car les gens sont souvent étonnés d’entendre des mots un peu forts dans la bouche d’une fille. Je n’accuse ni ne dénonce personne, j’essaie juste de décrire des réalités en elle-mêmes significatives".

L'humour d'abord

Pour les décrire au plus près, au plus juste, les couplets sont ciselés à la virgule près, objets d’infinis aller-retour sur le choix d’un mot, d’une rime. Agnès Bihl et Bénabar ont cette caractéristique commune d’être avant tout guidés par l’exigence de l’écriture, auteurs par vocation, chanteurs un peu par hasard. Chacun cherchait une façon de faire vivre sa passion des mots. Entre une mère libraire et un père régisseur dans le cinéma, Bénabar commence par tâter du 7e art. Après trois courts-métrages et quelques prix, le garçon décide qu’il n’est pas assez patient pour ce boulot trop solitaire. "Le cinéma, c’est trop long. Avant d’arriver à monter quelques chose, il faut discuter durant des heures avec des tas de gens, chercher de l’argent, alors qu’une chanson, tu l’écris, tu composes une mélodie et le soir même, tu peux la jouer devant quelques personnes". Eh oui, musicien autodidacte, Bénabar compose également au piano les mélodies mises en cuivres, guitares et accordéonnées par l’arrangeur Fabrice Ravel Chapuis.

Quant à Agnès Bihl qui accumulait textes, poèmes, contes dans ses carnets, elle a la révélation à 23 ans en découvrant les chansons coups de poing d’un Leprest incandescent sur la scène d’un cabaret parisien. La légende raconte qu’elle écrit sa première chanson dans la nuit. Non contents d’avoir le mot heureux et la mélodie entraînante, les deux artistes réservent encore leur meilleure surprise pour la scène. Elle, parfaite en tornade blonde sautillante, même si la voix n’est pas toujours à la hauteur, quand lui excelle dans l’autodérision, désamorçant tout risque de verser une larme sur ces histoires bancales.

Mais quand donc ces jeunes gens se prendront-ils un peu au sérieux ? Espérons jamais.

Sophie Makris

Bénabar / Bénabar (Jive Records/Virgin)
Agnès Bihl / la Terre est blonde (Auto-produit)