Le Memphis de Milteau

Carrefour musical s'il en est, Memphis est le décor et le cœur du dernier album de l'harmoniciste Jean-Jacques Milteau. En cette année où le blues fête son centenaire, le musicien français - un des rares à avoir une certaine notoriété aux Etats-Unis - rend hommage au genre.

Le musicien français enregistre aux Etats-Unis.

Carrefour musical s'il en est, Memphis est le décor et le cœur du dernier album de l'harmoniciste Jean-Jacques Milteau. En cette année où le blues fête son centenaire, le musicien français - un des rares à avoir une certaine notoriété aux Etats-Unis - rend hommage au genre.

L’homme est par habitude de noir vêtu et a le charme de ceux qui font mine de ne pas savoir qu’ils en ont. Il ouvre la porte de son appartement parisien en souriant, arrête négligemment le magnétoscope qui fait défiler les images d’un bluesman noir américain. Jean-Jacques Milteau lance : «Aujourd’hui, on a la chance de ne pas être obligé de vivre dans le présent. On a la possibilité d’entendre, de voir parfois des gens qui se sont exprimés il y a quelques temps déjà. C’est un privilège exceptionnel qui n’existait que par l’écrit avant.» Plaisir de remonter le temps qui explique en partie son album Memphis, haut lieu de l'histoire du blues : «On est allé enregistrer là-bas, au Royal Studio. C’est un vieux studio dans le quartier noir où a enregistré Al Green entre autres. L’idée de travailler là a convaincu aussi les gens de venir.» Il faut avouer qu’ils ont été quelques-uns à accepter l’invitation, et non des moindres. Mais il fallait cela pour bien mener ce projet riche en envies.

D’abord il y a des plages instrumentales. Composées par Milteau lui-même et Laurent Vernerey (ce célèbre bassiste s’est également vu chargé de la direction musicale de l’album), elles sentent bon l’esprit du blues. Les titres suffisent à voir pour nous en convaincre : Memphis évidemment, mais encore Junior Parker, Master Lester ou Poppa Willie. Et comme on est bel et bien dans un album de musiciens, le son est soigné et estampillé Memphis, Tennessee. Il paraît en effet qu’il existe un "son Memphis", possible uniquement là-bas. Milteau confirme : «Il y en a même plusieurs. Il y a celui des musiciens… Ce ne sont que des petits sons en fait : le wurlitzer, la guitare électrique, les cuivres…Mais tous s’emboîtent pour faire quelque chose d’assez compact comme on l’entendait sur les rythmiques d’Otis Redding par exemple. Et il y a aussi le son des voix ! Ce sont des choses que j’aurais eu du mal à avoir en France

Parce qu’effectivement il y a des morceaux chantés. Des originaux évidemment, mais également des reprises, étonnantes comme Set them free de Sting ou Heart of gold de Neil Young. Quant aux voix que Milteau est allé chercher, ce sont celles (hormis William C.Brown, ingénieur du son au Royal Studio qui interprète en clin d’œil la dernière plage) de Little Milton, Mighty Mo Rodgers et Mighty Sam McClain. Trois invités dont l’évocation rend le musicien français volubile : «Little Milton est le vétéran, il doit avoir 68 ans maintenant et est originaire des environs de Memphis. C’est un genre de B.B King un petit peu moins connu, un chanteur pour dames avec la guitare fulgurante et l’œil coquin. On l’a invité à venir faire un blues traditionnel et on l’a poussé à faire en plus la reprise de Sting ! Alors que Milton ne savait même pas qui était Sting !…Mighty Sam McClain est un chanteur de soul blues originaire de Louisiane et dont la carrière a fait un flop après les années 60. Et enfin Mighty Mo Rodgers, l'intellectuel de la bande, né à Chicago. Il chante remarquablement bien avec certaines inflexions à la Ray Charles… Avec lui, on a repris Heart of Gold. Le son de Memphis additionné à la voix de Mo a donné quelque chose de tout à fait "Memphis ballade"

A aucun moment Jean-Jacques Milteau n'a chanté, même dans les chœurs. «J’allais chercher des voix vraiment très spécifiques. Le blues est une musique mère qui a généré des tas de vocations et des tas de styles. Mais il faut reconnaître qu’il y a très peu de personne qui sont capables d’exprimer quelque chose à travers ça. J’ai choisi les intervenants en fonction de ça. Mais je n’allais pas me mettre à faire le clown ! Cela peut passer dans un contexte de scène, mais pas sur un disque

De tous les éléments remarquables contenus dans ce Memphis, il en est un qui retient particulièrement l’attention : une phrase qui ouvre le CD, prononcée dans un américain difficile à comprendre pour les néophytes. «C’est la voix de Little Milton. Je discutais avec lui et j’avais laissé tourner le minidisc parce qu’on essayait des morceaux. Puis un moment il me dit : «tu n’auras aucun problème avec ces mecs-là, ce sont tous d’excellents musiciens.» avec sa voix si particulière et son accent du sud. J’ai pensé que c’était une bonne façon de commencer le disque pour mettre les gens dans l’ambiance.» Dans l’ambiance blues évidemment, mais pas le blues de ces photos sépia trouvées dans un grenier, plutôt celui d’aujourd’hui.

Aujourd'hui, Milteau ne propose pourtant pas un constat réjouissant quant à l’avenir du genre : «Le blues va mourir doucement et assez naturellement. Il fait partie des musiques qui existent à une certaine époque parce que ça correspond à un état social. Ensuite, ces musiques font des enfants. Cela se transforme petit à petit. Le blues original disparaît avec ses grands représentants. Le dernier est probablement B.B. King puisque John Lee Hooker nous a quitté l’an dernier. Mais en même temps cela reste une musique mère, une musique d’inspiration. Une musique qui a eu une force extraordinaire pendant des décennies, suffisamment pour prendre des gens comme moi à bras le corps et leur donner envie de faire de la musique. »

Est-ce que Memphis serait donc l’un des derniers albums blues ? «Je vais vous faire une confidence : ce n’est même pas un album blues. Il est déjà fortement teinté de soul music. Mais c’est une prolongation du blues

Marjorie Risacher

Jean-Jacques Milteau Memphis (Emarcy/Universal Music) 2001
Site de Jean-Jacques Milteau