Keren Ann

Après la Biographie de Luka Philipsen, déjà co-écrit avec Benjamin Biolay, Keren Ann Zeidel impose avec son second CD sa poétique nostalgie des années 60 et son swing naturel entre folk et blues. La pop couleur pastel de la Disparition, son nouvel album, reflète un double visage musical entre sourire et tristesse à l’image des figures de la Commedia dell'arte. Mais ce double se dédouble tel un Janus car la chanteuse a aussi enregistré en parallèle The Disappearance, un album anglais, alter ego du premier.

Une apparition

Après la Biographie de Luka Philipsen, déjà co-écrit avec Benjamin Biolay, Keren Ann Zeidel impose avec son second CD sa poétique nostalgie des années 60 et son swing naturel entre folk et blues. La pop couleur pastel de la Disparition, son nouvel album, reflète un double visage musical entre sourire et tristesse à l’image des figures de la Commedia dell'arte. Mais ce double se dédouble tel un Janus car la chanteuse a aussi enregistré en parallèle The Disappearance, un album anglais, alter ego du premier.

Voici quelques semaines, Keren Ann triomphait au Trianon, cette même salle parisienne rococo où elle fit ses premières armes en ouverture de son héroïne Suzanne Vega il y a moins d'un an. L’album est très largement salué par la critique et l'immense succès de l'album de Salvador, Fenêtre avec vue, en partie écrit par Biolay et Keren Ann, va largement soumettre la jeune femme au regard des médias. Mais il en faut bien plus pour lui tourner la tête. Aujourd’hui la chanteuse, auteur-compositeur, a mûri et ses nouvelles compositions portent cette maturité. On y retrouve pêle-mêle ses influences yiddish, folk et blues et cette fascination constante pour les productions technicolorées de George Martin ou de Burt Bacharach. Dans les salons feutrés d’un palace parisien, hors du temps, la chanteuse se livre avec grâce aux questions.

C'est la seconde fois que vous travaillez au studio ICP à Bruxelles ?
Avec un programmateur comme Yannic Fonderie et John Hastri à ICP qui vous accueille les bras ouverts, on s'y sent vraiment chez soi. A Paris lorsqu’on se lève et que l’on mène une autre vie à part l’enregistrement, c’est très difficile de rentrer dans la bulle de l’album. A ICP, on dort là-bas. On se lève pour aller enregistrer et on quitte le studio pour aller regarder un film et dormir. Et c’est très agréable d’avoir les moyens, le temps de faire, d’essayer des choses, d’avoir des "trous de lumière"…c’est à dire la harpe, la chorale. Ce sont des choses qui étaient très spontanées et qui étaient aussi très simples d’accès.

Des "trous de lumière" ?
Oui, parce que c’est la première fois de ma vie que j’arrive à faire cohabiter la joie et la tristesse. C’est à dire la mélancolie et le bonheur.

La chorale m’a vraiment intrigué, spécialement sur la Disparition qui sonne très chant de Noël. Cela m’étonnait par rapport à vos racines yiddish et slave qui transparaissent dans l’album.
Effectivement c’est très juste, c’est plus chrétien, c’est presque un chant de Noël. Mais j’ai une mère d’origine catholique et un père juif et c’est la première fois de ma vie que je comprends d’où je viens. Et j’arrive à faire cohabiter les deux. Cet album c’est une cohabitation de mélancolie et de bonheur, de joie et de tristesse, de catholique et de judaïsme, de judéo-chrétien.
La disparition, c'est mon côté yiddish. Dans l’éducation judéo-chrétienne qu’on reçoit, c’est le côté "judéo". On n’a pas besoin d’une fête pour parler de la mort d'un de ses ancêtres ce qui est très juif, très yiddish. Vers la fin de l’enregistrement, j’ai découvert Guerasim Luka. Je ne connaissais pas auparavant ce poète né à Bucarest qui a écrit : «Le vide vidé de son vide c’est le plein». Il a sauté en 94 du Pont Neuf pour se donner la mort en déclarant : «Je quitte ce monde où les poètes n’ont plus de place». C’est très chrétien, très goy comme vision. A vingt huit ans, j'ai enfin compris qu’on ne contrôle pas sa mort. Que si l’exemple de Guerasim Luka représente l’exemple de la mort choisie, il y a le contre exemple incarné par John Lennon, qui prouve malheureusement que l’on ne contrôle rien du tout. Alors la Disparition signifie en fait : j’assume et je suis au contrôle de la vie et pas de la mort.

On découvre également dans la chanson cet hommage en filigrane à George Martin ?
C’est drôle car j’ai beaucoup écouté l’album blanc des Beatles avant d’enregistrer.

Et durant l’enregistrement ?
Essentiellement Chet Baker. Pour la voix, j’écoute toujours Chet Baker. Et aussi Karen Carpenter. Cet album est vraiment influencé par un je ne sais quoi d’américain au niveau du folk…

Et du blues ?
Oui ce blues hanté par Tom Waits que j’ai tant de mal à faire en français.

Justement, vous interprétez cette chanson Road Bin sur scène et sur l’album en anglais et c’est peut être ton seul morceau rapide, mais on ne le retrouve pas sur l’album français.
Je ne parviens pas à faire des morceaux rapides en français. Cette chanson incarne mon côté blues. Mais j’ai été incapable de la transcrire dans notre langue. Voilà pourquoi elle ne figure pas sur l’album français. En même temps, l’album en français me parait achevé tel quel.

Je n’ai pas insinué que l’on s’ennuyait, bien au contraire !
Je sais. Même au niveau vocal, j’ai enfin assumé le fait que je n’ai pas quatre octaves et que j’arrive pourtant avec la linéarité de la voix à faire durer des notes.

Il y a pourtant une ou deux chansons où vous poussez votre voix pour la fragiliser un peu à la Birkin.
Oui sur le Chien d’avant garde, je crie presque. C'est un vrai blues.

On retrouve même une ambiance trip hop avec la Corde et les chaussons et ce clin d’œil à la French Touch électro avec le Vocoder¹ ou l’harmoniser.
Exact, c’est un harmoniser Vocoder avec un auto-tune. En fait c’est une chanson très funk à la base, juste guitare voix. J’ai ce côté pervers en moi car j’adore le R'n'B. J’adore la boucle de Bootylicious des Destiny Child . Mais je n’ai pas du tout cette culture-là. Malheureusement, vous qui êtes le premier journaliste à admettre que James Taylor était plus soul que folk, vous savez que quelque part le folk et la soul se rejoignent. Benjamin [Biolay] m’a dit : «Écoute, on va essayer de demander la programmation d'une boucle R'n'B». Et avec élégance, il a réussi ce son. Il l’a arrangée avec élégance et je l’en remercie car moi je n’osais pas faire cohabiter le folk avec le R'n'B. J’avais si peur de détruire la chanson. Mais petit à petit en rajoutant par ci par là ce sample de Joni Mitchell, il en fait ce petit bijou classieux !

Coralie Clément, sa sœur, dit de vous : «Keren Ann c’est un autre univers, c’est moins ludique».
Oui, elle a raison. Tout le monde me demande si je fais partie d’une famille et je réponds que non. Je pense que l’univers de Benjamin et celui de Coralie sont différents. De même que Benjamin et moi n’avons pas du tout le même univers dans nos albums solos.

Musicalement peut-être, mais il y a aussi des choses qui se recoupent comme cette fascination pour les années 60 par exemple…
Le passé, moi j’en suis obsédée. Toute ma vie n’existe que pour décortiquer ce passé. Je n’ai pas du tout la psychologie du lendemain, je n’y parviens pas. On arrive à tenir le passé, on sait ce qu’était hier. On l’a en nous, on peut l’analyser, on peut le référencer dans notre mémoire, on sait tout ce qu’il représente. Demain… on ne sait rien du tout de demain. La vie n’existe pas sans passé, on est fait de tout ce que ce passé a fait de nous. Cette obsession du passé est réelle en moi.
Vous savez, je suis née avec des tiroirs ouverts. J’ai choisi de ne pas les refermer, juste de les explorer. Alors forcément, j’ai les années 30 en moi et aussi le vent de l’Est, ce côté yiddish qui est si fort. Je sais pas si c’est moins ludique. Je dirais que c’est plus une cohabitation avec la joie. J’arrive à admettre aujourd’hui seulement que l’on peut se lever et que c’est une belle journée. Je ne connaissais pas cela pendant mon adolescence. Je ne savais pas que la vie existait en couleurs, il fallait qu’on me l’apprenne. Dans la Disparition, je le réalise. On arrive à disparaître et à assumer ses absences seulement quand on sait qu’il y a un soleil d’hiver, qu’il y a quelque chose après.

Le côté Gainsbourg de Benjamin Biolay, cela vous gêne ?
Non, puisque je l’ai également en moi. C’est avec lui que j’ai appris la chanson française. Et Gainsbourg est en moi de manière si naturelle, si discrète, même s’il est plus présent dans les chansons de Benjamin que sur les miennes.

C’est aussi le côté famille entre vous ?
Il faut arrêter…Ce n’est pas du tout une famille. On ne se voit pas tous les jours, cela ne constitue pas une famille. On se voit pour travailler. Benjamin n’est pas ma famille, c’est mon âme sœur, c’est mon alter ego, quelqu’un avec lequel je peux avoir une manière naturelle de travailler. Si je finis une chanson que je n’arrive pas à écouter, je lui dis : «Tu ne veux pas faire quelque chose pour que j’aime cette chanson. Fais-en quelque chose». Si je travaille toute seule, je déteste ce que je fais. Mais ce n’est pas une famille…J’ai mis peut être vingt huit ans à le comprendre. La famille c’est ceux qu’on appelle quand on va mal . La famille c’est ceux qu’on aime quand on les déteste, la famille c’est ceux qu’on aide quand ils nous ont fait du mal. Benjamin, ce n’est pas ça. J’en ai un peu marre de cette analogie généalogique. Nous, c’est une fusion… artistique.

¹ Petit outil électronique qui permet de déformer la voix.

Keren Ann La Disparition (Capitol France) 2002
À paraître : The Disappearance Capitol France