I Muvrini

On attendait depuis quelques mois la sortie du nouvel album original d'I Muvrini, le groupe phare de la musique corse. Alors que Jean-François et Alain Bernardini viennent de terminer leur rituelle tournée d'été sur l'Ile de Beauté, Umani se retrouve dans les bacs, précédé par Jalalabad, le premier extrait chanté avec MC Solaar. Rencontre.

Le retour des Mouflons

On attendait depuis quelques mois la sortie du nouvel album original d'I Muvrini, le groupe phare de la musique corse. Alors que Jean-François et Alain Bernardini viennent de terminer leur rituelle tournée d'été sur l'Ile de Beauté, Umani se retrouve dans les bacs, précédé par Jalalabad, le premier extrait chanté avec MC Solaar. Rencontre.

C'est votre quatorzième album, il s'appelle Umani...
Les humains. C'est le plus beau mot qu'on ait trouvé pour montrer ce qu'il y a d'humain dans la Corse et de corse dans l'humain. Pour dire encore plus fort que les particularismes, les identités qui sont à part dans le monde, ne sont pas à part de l'humanité. Il n'y a pas un universel majeur et un demeuré du particulier. Il y a un monde avec des diversités, avec des richesses, dans lequel il ne doit pas y avoir de hiérarchie. L'humain est partout. Et dès qu'un homme chante, il est dans l'universel. Et l'universel, ce n'est pas le monde entier moins un peu de Corses, moins un peu de Bretagne, un peu de Basques, un peu de Malgaches. Non, le monde c'est l'addition de tout ça. La différence ne doit pas déshumaniser. Ce n'est pas une menace. C'est une addition. Le monde qui additionne, c'est celui qu'on pourrait appeler Umani. Il n'y a pas de plus beau rêve aujourd'hui que de porter un message humain de ce bout du monde qu'est la Corse jusqu'au monde entier.

Le premier single sorti s'appelle Jalalabad avec MC Solaar. Cela peut paraître inattendu, non ?
Vous savez, si nous n'étions pas corses, le problème ne se poserait pas. On réduit souvent les musiciens corses, ceux du sud, ceux des minorités. A chaque fois qu'on ne perçoit pas un lien avec leur origine, on les suspecte d'être hors sujet. Ou à côté de la plaque. Ou de ne pas être eux-mêmes, de se perdre, de se fourvoyer. Ce qui est important pour nous, c'est de dire que la force de cette musique n'est pas que dans le patrimoine et la mémoire, elle est aussi dans l'imaginaire. Aujourd'hui, pour un créateur ou musicien corse, il y a d'autres évènements que ceux qui se passent en Corse, qui lui parlent et auxquels il est sensible. Celui des femmes afghanes est un des pôles dans le monde qui portent un message tellement profond, tellement universel. Etre corse, c'est justement ne pas être insensible à ça. Eventuellement, il s'agit de renvoyer en écho un message musical. C'est Jalalabad. Il se trouve qu'il y a dessus une collaboration de MC Solaar qui est aussi un homme des mots. Un homme de la sensibilité. Etre quelque part où peut-être on ne nous attend pas. Pour nos musiques, il y a en quelque sorte, une espèce d'assignation à résidence culturelle : la Corse dans la polyphonie comme la banlieue dans le rap ou les Algériens dans le raï. Mais il y a des passerelles entre tout ça, des vérités. C'est à nous artistes, à les inventer. Ces assignations sont une réduction.

Avez-vous l'impression de toujours avoir à vous battre contre des idées arrêtées, celles des journalistes, du public, etc. ?
J'ai l'impression qu'on enferme trop vite ces musiques dans une sorte de nouveau folklorisme. "Les Corses, comment ? Vous nous faites autre chose que les polyphonies ? Ah bon !" Mais les Corses ont besoin d'être autre chose. Ils sont dans la polyphonie et ailleurs. Ils ont besoin d'écouter Mozart et de lire Fernando Pessoa, de voir des peintres qui viennent d'ailleurs. C'est aussi ça la sensibilité de la Corse. Ce qui est la force de notre culture, c'est aussi son imaginaire. Comment aujourd'hui chante t'on le monde quand on est corse ? Et comment le dit-on ? Est-on incapable de sortir du domaine qu'on nous a assigné ? Celui d'un patrimoine somme toute beau et parfois jugé exotique par des oreilles extérieures. On n'a pas envie d'être dans l'exotisme, on a envie d'être dans l'essentiel.

Aurait-on une image de la Corse, des Corses et des artistes corses un peu figée ?
Je ne sais pas. Je dis simplement qu'on filme la Corse, on la photographie, on l'entend mais la Corse est inconnue et n'est pas lisible de l'extérieur parce que justement son âme, sa sensibilité, sa terre intérieure n'est pas assez entendue. C'est sans doute parce que le propre d'une culture minorée, c'est ça. C'est le propre des hommes qui parlent une langue à peine parlée par quelques dizaines de milliers de personnes et auxquels on a au départ, fermer la participation au monde en disant "Mais si vous êtes corse ou breton, vous ne pouvez pas chanter pour le monde entier." Or aujourd'hui, ces musiques du monde montrent que si on ne se comprend pas ou qu'on ne s'entend pas, ce n'est justement pas parce qu'on ne parle pas la même langue. C'est pour de toute autres raisons qui vont bien au delà. Il y a une insuffisance pour cette culture de se témoigner vis à vis du monde. Les caricatures et les clichés nous apprennent aussi beaucoup. Si on ne crée pas les passerelles pour que cette culture témoigne au monde, forcément, on ne pas savoir qu'est ce que la Corse, comment elle peut contribuer à un enrichissement du monde. C'est ça, la problématique.

Vous commencez l'album avec Aspettami chanté en italien. Pourquoi ?
Les premiers mots de l'album sont dits en italien par un Italien totalement anonyme mais qui a une sensibilité tellement belle... Il travaille dans une fonderie et fait partie de ces gens qui de temps en temps, viennent nous voir et aiment la Corse comme une terre adoptive mais d'une façon extraordinaire. C'est une belle leçon qu'il nous donne : comment peut-on aimer cette terre que l'on adopte et qui vous adopte ? C'est donc lui qui commence cet album et ça nous remet là où nous sommes, en Méditerranée. La langue italienne, j'aime bien qu'elle nous surprenne comme ça et que ce soit elle qui ouvre la porte de cet album qui se joue un peu des frontières, qui nous perturbe peut-être un peu. Mais c'est ça Aspettami, (Attends-moi), ce sont les ports de hasard qui deviennent des ports auxquels on a une fidélité à tout jamais. C'est la volonté de chanter le port comme l'endroit de la séparation, de l'arrivée, des souvenirs, l'endroit où il y a toujours une âme qui traîne. La Corse, c'est un peu une terre et un bateau. Voila sa symbolique. Aspettami c'était notre façon à nous de la remettre là où elle est au cœur de la Méditerranée. Au cœur de son identité latine. Et de chanter un chant d'exil, de départ ou de retrouvaille.

Dans cet album, il y a la collaboration de Stephan Eicher sur Un sognu pè campà. Il y a aussi une très belle voix espagnole sur Vogliu...
C'est la vie, l'aventure de la vie de musicien. Josefina est quelqu'un que nous avons rencontré il y a deux ans et qui fait aujourd'hui partie intégrante du groupe. Elle chante sur scène beaucoup plus que sur l'album. Elle amène un univers magnifique. Cela nous ancre un peu plus dans la culture de la Méditerranée. Elle a une forte personnalité, une voix exceptionnelle. A chaque fois, nous avons comme guide notre sensibilité. Quant à Stephan Eicher, nous l'avons invité à venir en Corse comme nous invitons chaque année des artistes à venir. Il se trouve que le lien qu'on a tissé était bien au-delà du lien que celui qu'on peut avoir avec un artiste avec qui on chante un soir. Une vraie affinité. On avait écrit Un sognu pé campà. On lui a envoyé. Il a dit oui. La musique doit rester aussi simple que ça. C'est trois minutes d'aventure commune. Je trouve qu'en écho à nos voix et notre univers, son travail augmente l'intensité de cette chanson-là.

Il y a des thèmes récurrents dans vos chansons, la terre, l'exil, le voyage, etc. Est-ce la culture corse qui véhicule cette thématique ou plutôt votre propre histoire ?
Je pense que le thème de la terre, de l'appartenance de l'enracinement, du déracinement c'est un peu l'histoire de tous les hommes. Après, certains en sont plus conscients que d'autres, certains le vivent de plus près. La terre est pour les Corses une notion fondamentale parce que nous entretenons avec la terre un rapport un peu sacré. C'est la terre où l'on est mais aussi d'où l'on s'arrache. Car les Corses sont un peu diasporiques. C'est la terre où l'on revient pour vivre ou pour être enterré. C'est un thème majeur. Mais est-ce que tous les chants du monde ne sont pas des chants d'amour à l'homme et à la terre ? Quelle que soit l'histoire que l'on raconte...

Sur la chanson E u tempu va, vous chantez le courage, le devoir et l'honneur. Pour un chanteur d'aujourd'hui, ce sont des mots forts, non ?
J'aime bien qu'il n'y ait pas de distances entre la scène et la vie. C'est un hommage au temps qui passe et j'ai l'impression d'avoir lu dans le grand livre des paysans, les paysans du monde. Ces gens qui avaient plus de gestes que de mots. Peut-être parce quelques fois, on leur a dit qu'ils parlaient mal. Ou qu'ils ne parlaient pas la même langue. On les a peut-être crû vides d'éducation, vide de savoir être, de savoir aimer. Dans leur livre, sur leur peau, on apprend beaucoup. C'est un hommage aux paysans du monde et à ceux que j'ai connus dans mon petit village. Grâce à eux, j'ai assis une partie de ma culture et mon être. Dans leur référent, il y avait ces notions de courage, de devoir et d'honneur qui étaient extrêmement fortes. Tout ça peut sembler un peu moral mais quand ça relève d'un vécu et de quelque chose qu'on peut vraiment observer, ça relève d'autre chose que d'une leçon de morale. Dans ces sociétés de la terre, j'ai appris des choses et j'ai envie de les dire. C'est ce que le temps transmet à travers des villages qui aujourd'hui sont vides mais qui préservent leur âme. C'est un peu le sort des paysans du monde, parce que cette race-là est en train de décliner. Et si l'homme décline, c'est aussi parce que son rapport à la terre est de plus en plus distant. C'est peut-être pour ça que le monde va mal.

Vous êtes aujourd'hui le groupe corse le plus connu. Ça n'a pas toujours été le cas ?
Ce qui est important en effet c'est le chemin accompli. Nous sommes partis de rien. On a cru en ce qu'on faisait. On a trouvé des centaines puis des milliers de gens qui nous ont accompagnés et qui sont d'une fidélité extraordinaire à notre projet musical. Cette reconnaissance est importante pour un artiste quel qu'il soit. Aujourd'hui, on est un des premiers médias qui racontent la Corse, qui témoignent. Qui la disent de l'intérieur. Nous sommes une voix qui part d'un de ces bouts du monde et qui essaie de parler au monde entier. On rencontre comme ça, tant de frères qui mènent le même parcours. Dans cet album, il y a par exemple cette rencontre avec Antoni Tapies qui a réalisé la pochette. Pour nous, c'est une des plus belles aventures qui nous soit arrivé. C'est un des derniers peintres culte du siècle, encore vivant. Il est celui qui a exposé sa 'catalanité' au monde entier. Il y a là quelque chose qui n'est pas fortuit. Cela montre qu'il y a une solidarité artistique et une fraternité des cultures et que nous savons peut-être la mettre en éveil. J'avais découvert Antoni Tapies il y a une dizaine d'années en lisant un de ses livres, La pratique de l'art, et j'ai découvert ensuite sa peinture. On lui a un jour écrit en lui disant qu'on avait un projet d'album. Il nous a répondu et finalement nous a fait le cadeau de cette oeuvre originale qui est la marque de quelque chose de fort.

Vous faites des tournées hors des frontières françaises. Comment est perçue votre musique ?
C'est évidemment variable d'un endroit à l'autre. Nos dernières expériences nous ont menées en Pologne. Je crois qu'on y a trouvé, je ne dirais pas une voie royale, mais en tout cas un beau chemin. Au théâtre de Varsovie, on a chanté avec une des plus belles voix soprano de Pologne et avec l'Orchestre Philharmonique de Pologne. On a ensuite fait un concert inoubliable sur une place de Varsovie devant plus de 50.000 personnes. Chaque expérience est différente mais elles témoignent toutes de la même façon : comment une sensibilité quelque soit sa langue et quand elle est forte, peut voyager, trouver des portes ouvertes et créer des liens quelque fois insoupçonnés ? Que ce soit donc en Pologne, en Roumanie mais aussi aux Etats-Unis, en Allemagne, il y a des choses très prometteuses qui se passent pour notre musique. Ce sont tous des projets en cours et beaucoup de travail à venir, qui supposent beaucoup d'énergie, en temps, en communication en concerts, etc. Ce travail nous plait parce qu'il nous conforte dans cette idée qu'on a quelque chose en commun qu'on soit d'ici ou d'ailleurs. C'est aussi cela la musique et ce chemin-là nous passionne énormément.

CD : I Muvrini Umani (EMI, 2002)
Livre : Jean-François Bernardini Umani (Le Seuil)