Manu Chao

Deux albums vendus chacun à plus de deux millions de copies dans le monde, une tournée de trois ans à travers trois continents, tel est en deux lignes l'époustouflant CV solo du cosmopolite Manu Chao. Le 10 septembre, sort son premier album live, Radio Bemba Sound System, témoignage vivant d'un succès historique. Entrevue et analyse.

Album live pour l'artiste globe-trotter

Deux albums vendus chacun à plus de deux millions de copies dans le monde, une tournée de trois ans à travers trois continents, tel est en deux lignes l'époustouflant CV solo du cosmopolite Manu Chao. Le 10 septembre, sort son premier album live, Radio Bemba Sound System, témoignage vivant d'un succès historique. Entrevue et analyse.

Le vendredi 5 juillet 2002, Manu Chao donnait à Marseille l'ultime concert français de sa tournée internationale et le seul de l'année 2002 dans son pays natal. Autour d'une table, le chanteur a raconté sa longue tournée à quelques journalistes dont Alain Pilot, animateur de la Bande Passante. Avant d'écouter l'intégralité de cette rencontre mercredi 11 septembre¹ sur l'antenne de Radio France Internationale, en voici un extrait :

Après les deux albums, quels ont été le déclic et l'intention pour sortir ce live ?
Garder une trace parce que Radio Bemba est un groupe éphémère. Tous les six mois, c'est la fin du groupe. Tant que ça va bien, on se reforme. Tant qu'il y a cette énergie. Donc, on enregistre chaque tournée parce que c'est peut-être la dernière. Mais moi, je vais continuer à me balader, c'est sûr, que ce soit avec un groupe ou seul avec ma guitare. Là, je suis vraiment heureux dans ce groupe parce que tout le monde s'y met à 100% sinon il n'y aurait pas de tournée.

Vous avez tourné dans le monde entier. Pourquoi avoir choisi les deux dates parisiennes de septembre 2001 pour ce CD ?
C'était pour des raisons techniques parce qu'on jouait deux jours de suite et que le son était le meilleur. Mais on peut trouver les live de toute notre tournée sur le Net. C'est tous des pirates ! Le live de Gênes pendant les événements a tourné sur le net à gogo.

Que pensez-vous du piratage ?
C'est très bien !

Marseille est-elle la seule ville française pour laquelle vous craqueriez ?
Pour moi c'est clair, oui ! J'habite à Barcelone mais j'ai longtemps hésité. Ça s'est joué à peu de chose d'ailleurs. A l'époque, Martha, la personne qui m'aidait à organiser mon emploi du temps - parce que je ne suis pas quelqu'un de très organisé - était à Barcelone donc c'était plus facile pour moi à l'époque. Mais ce n'est que partie remise. Dans ma vie, j'aimerais un jour vivre à Marseille. D'ailleurs, j'ai plus la pression quand je joue à Marseille que quand je joue au Japon. Mais c'est une bonne pression.

Propos recueillis par Alain Pilot

¹Plus de Manu Chao dans la Bande Passante le mercredi 11 septembre à 13h40 TU.

MANU CHAO, MUSICIEN CREOLE

L’année dernière, la tournée Radio Bemba Sound System a suivi de peu la sortie de Proxima Estaçion Esperanza, deuxième album solo de Manu Chao. Au-delà du succès international d’un musicien surdoué en studio comme sur scène, on peut prendre l’exceptionnelle puissance du disque live qui en témoigne comme une des prémices d’un nouvel âge de créolisations dans les musiques populaires du monde entier. Une mondialisation par le bas, par les marges, mais une mondialisation aussi implacable que celle dont décident les grands empires mondiaux de la communication.

"En algun lugar de la planeta Trampa, Radio Bemba Supersonica grabado en vivo" : "D’un quelconque endroit de la planète Trampa, Radio Bemba Supersonica enregistré en public". Le sous-titre de l’album live de Manu Chao est très révélateur : une musique qui est de nulle part en particulier et de partout à la fois sur la planète "triche" ou "en fraude" selon l’acception que l’on choisit pour le mot espagnol "trampa". A la fois les rodomontades courantes sur les pochettes de disques de musiques populaires, mais aussi une promesse - et un aveu - de mystère. Car ce qui a déboulé en 2001-2002 sur la lancée de la sortie de l’album Proxima Estaçion Esperanza, c’est certes une des tournées les plus enthousiasmantes des dernières années, mais aussi une puissance aux ressorts assez mystérieux – car qu’est-ce que ce Radio Bemba Sound System, sinon un groupe de scène d’une nature assez neuve dans le paysage musical international ?

Car si on est habitué aux groupes multicolores, mélangeant races, nationalités et cultures, c’est la plupart du temps au profit d’une musique à mi-chemin, mariant par exemple percussions d’Afrique et guitares rock, le tout à destination du marché international. La radicale nouveauté de cette tournée de Manu Chao a été l’absolu "informatage" de ses choix : ni groupe de rock, ni groupe latin, ni groupe de ska, Radio Bemba est tout cela à la fois, et aussi machinerie de rub a dub, de cumbia, de raggamuffin, de mille formes festives, furieuses et musquées. Ce n’est pas un mariage efficace pesé au trébuchet d’un tourneur roublard, mais un de ces véhicules de bric et de broc dont on se rend compte, au bout d’une étape, combien ils correspondent aux nécessités et aux accidents du terrain qui les a vu naître.

Alors que notre époque se rengorge de catégories vagues et d’étiquettes imprécises - la world music, le métissage -, Manu Chao semble confirmer les prédictions d’un Edouard Glissant sur la contamination des cultures occidentales par les processus de créolisation qui ont donné naissance pendant quelques siècles aux musiques des afro-Amériques, de la minstrelsy au zouk, du blues au reggae, du tango à la salsa. L’important n’est pas qu’on ait l’impression que toutes les musiques les plus vivantes du monde se rencontrent dans la musique de Manu Chao, mais la manière dont elles se mêlent : sans préméditation, sans autre calcul que l’urgence du plaisir, sans le souci du "créneau" ou de l’opportunité sur le marché.

D’ailleurs, que l’on écoute ce nouveau disque de Manu Chao ou qu’on lise sa biographie par Alessandro Robecchi (parue en France chez Plon au printemps 2002), on prend la mesure d’une toute autre révolution culturelle que celle qui a consisté, dans les années 70 à 90, à ouvrir les musiques d’Europe à des sonorités venues du Tiers-Monde. Si l’on résume, on pourrait dire que, Français d’origine espagnole, Manu Chao avait inventé, avec son groupe, la Mano Negra, un maëlstrom unique de langues, de musiques et d’énergies - une salsa, un ska, un reggae sommaires balancés avec l’énergie du punk rock, entre pétard de colombienne et grandes lampées de Corona. C’était, dans la démarche, beaucoup plus que les "ouvertures" passées de la musique en France - Nino Ferrer ou Moustaki et le Brésil, Vassiliu et les Antilles, Nougaro et l’Afrique... Il ne s’agissait pas de couleurs, de timbres ou de manières empruntées à des cultures lointaines pour épicer une musique d’ici, mais du mariage instinctif et irrépressible du cri punk et de la phrase révoltée des chansons républicaines espagnoles, de Bob Marley et des Clash, des danses les plus écervelées d’Amérique latine et du pogo de la banlieue parisienne. Une culture naturellement métissée, sans qu’il soit besoin de la justifier ou de l’expliquer par le discours volontariste de la découverte, de l’ouverture ou du mélange conscient.

Après les aventures sud-américaines de la Mano Negra - son apogée et son chemin de croix à la fois -, le bilan était surprenant : un groupe français connu dans le monde entier, mais toujours "par en dessous", comme en contrebande du commerce international de la musique. Au total, beaucoup plus de cassettes pirates dans des autobus déglingués et des bars de faubourg, que des CDs sur les chaînes des bobos (bourgeois-bohêmes, ndlr), cibles habituelles de la world music.

Son groupe séparé, Manu Chao n’a eu qu’à poursuivre sur cette voie-là, en se promenant partout et en jouant avec tous les musiciens de rencontre. Ainsi mille formes musicales sont entrées dans sa guitare, il a enregistré mille petits bouts de son - bars, rues, radios, conversations, manifs, fêtes…
La légende veut que Clandestino ait dû être un album très électro et que, le disque presque achevé, les programmations aient soudain disparu de l’ordinateur du studio, laissant entendre cette musique survoltée sonnant comme un petit groupe au fond d’un bar sans sono. En espagnol, français, brésilo-portugais et anglais (ainsi qu’en portunol, son sabir festif compréhensible par tous les Latins), il semble agréger toutes les formes de musique à danser sur une base de ska-rock. Embrassant d’un coup vingt genres musicaux du Sud, Manu Chao rappelle combien ceux-ci circulent, et combien la circulation des musiques ressemble à la circulation des hommes - erratique, imprévisible, massive. Et dans un monde dans lequel les pauvres jouent à saute-frontière, les musiques des pauvres ne peuvent que se mêler. La musique de Manu Chao, née dans la riche Europe, est absolument contemporaine de la champeta (qui voit les Colombiens s’emparer du soukous congolais), de la puissance exportatrice du reggae africain, de la légitimité enfin conquise du cuarteto cordobes en Argentine… Avec la gloire des albums Clandestino et Proxima Estaçion Esperanza, il est la première star mondiale de l’antimondialisation, ou plutôt d’une autre mondialisation - une mondialisation par les marges, une mondialisation par le bas.

La musique de cirque au début de Pinocchio, le grand cri de "Bob Marley is in the house" à la fin de Bongo Bong, les bribes de flamenco dans Rumba de Barcelona, les sifflets de carnaval antillais dans Casa Babylon, le calypso suraccéléré de Blood and Fire, tout ce disque en public raconte une énergie neuve, qui sait trouver avec naturel le pont entre reggae et hard rock, entre raggamuffin et cancion campesina - comme jadis des Jamaïcains firent la synthèse entre soul et mento, ou des Zaïrois entre high life et rumba cubaine. Et il se pourrait bien que, dans quelques années, on ne considère plus les disques de Manu Chao comme la résultante de croisements musicaux, mais comme une des prémices d’un nouvel âge de créolisations.

Manu Chao Radio Bemba Sound System (Virgin)

Bertrand DICALE