L'AXE KINGSTON-PARIS

Paris, le 8 octobre 2002 - Pour avoir un disque estampillé reggae, il était autrefois indispensable pour un artiste français d'y apposer le sceau des studios de Kingston. Le nouvel album du groupe jamaïcain des Skatalites, enregistré à Paris, rappelle que le rapport de forces s'est peu à peu équilibré.

Les Skatalites, Laurel Aitken et Macka B en France

Paris, le 8 octobre 2002 - Pour avoir un disque estampillé reggae, il était autrefois indispensable pour un artiste français d'y apposer le sceau des studios de Kingston. Le nouvel album du groupe jamaïcain des Skatalites, enregistré à Paris, rappelle que le rapport de forces s'est peu à peu équilibré.

From Paris With Love : derrière un titre anodin, une phrase généralement écrite au dos des cartes postales, le nouvel album des Skatalites contient un message double. A l'adresse de leurs compatriotes jamaïcains, tout d'abord, auprès desquels ce groupe composé d'un bon nombre de sexagénaires fait figure d'antiquité.

Il n'y a rien d'exagéré à affirmer que sans les musiciens des Skatalites, la musique jamaïcaine n'aurait pas suivi la même évolution et n'aurait peut-être pas rencontré le même succès international. Mais à Kingston, il faut coûte que coûte s'adapter à la dernière mode pour ne pas être balayé. De façon étrange, sur la terre natale du reggae, on semble avoir oublié que ce mouvement s'est construit comme une renaissance identitaire, en allant puiser dans ses racines.

La reconnaissance, pour ces vétérans, vient d'ailleurs, et en particulier de France. C'est là l'autre signal clair envoyé par From Paris With Love. "Nous nous sentons honorés quand nous venons ici", explique le saxophoniste Lester Sterling, l'un des anciens de cette formation. Il est un de ceux qui ont contribué à l'essor de la musique jamaïcaine au tout début des années 60, dans l'enthousiasme de la décolonisation.

Fer de lance du ska, ces fous de jazz qui passaient leurs soirées dans les campements rastas se sont regroupés en 1964, mais la première vie des Skatalites n'a duré qu'un an. Une durée incroyablement courte au regard du nombre de disques sur lesquels ces stakhanovistes ont joué, accompagnant la plupart des chanteurs de l'époque, y compris le jeune Bob Marley auquel ils ont servi de professeur. Leur œuvre s'apparente à une banque de données dans laquelle les jeunes artistes continuent de puiser quatre décennies plus tard. Les morceaux instrumentaux qu'ils ont adaptés, tels que Guns of Navarone inspiré du film Les Canons de Navarone, ou composés, comme Rockfort Rock, font partie des standards de la musique jamaïcaine qu'ils ne peuvent se passer d'interpréter à chaque concert depuis que le groupe s'est remis réellement en activité au milieu des années 90. A la fin d'une tournée européenne en 2001, ils sont venus dans un studio parisien enregistrer quelques uns de ces thèmes pour leur nouvel album produit par une maison de disques française.

L'esprit roots de Laurel Aitken

Le hasard a voulu qu'au même moment un autre héros de la vague ska, pour qui l'heure de la retraite ne semble pas non plus avoir sonné, parcoure les routes de France avec une formation inattendue. Laurel Aitken, à 75 ans, a trouvé une nouvelle jeunesse auprès des musiciens de 100 Grammes de Tête. Ce Jamaïcain, installé en Grande-Bretagne où il avait rencontré un certain succès au début de sa carrière, a craqué en entendant ce groupe de Perpignan. "On n'a jamais vraiment eu l'occasion de répéter ensemble. Il n'est venu qu'une journée à l'avance. On a fait quelques morceaux l'après-midi et le lendemain, on était déjà parti. On a rodé le show au fur et à mesure, parce que de toutes façons on joue beaucoup à l'impro, au feeling. Ce n'est pas parfait, mais il y a du jeu entre nous. Aucun morceau n'est prédéfini : il dit ' changement', il lève le bras et on enchaîne. C'est vraiment l'esprit roots. On fait passer les sentiments avant la technique. Je crois que c'est ce qu'il recherchait", résume Alex, le clavier. Leur style a même convaincu les Skatalites qui ont fait appel au guitariste des 100 Grammes pour effectuer un remplacement temporaire.

Sinsé & Macka B.

L'initiative de ce genre de collaborations, difficiles à imaginer il y a dix ans, revient aux inclassables Sinsémilia. Lors de la préparation de leur deuxième disque Résistance en 1998, les Grenoblois ont eu envie d'inviter l'anglo-jamaïcain Macka B car sa diction particulière convenait parfaitement à l'un des morceaux mais aussi parce que son humour et ses textes le démarquent du milieu du reggae. L'expérience dépasse le simple duo quand, quelques mois plus tard, ils le convient à leurs côtés sur scène, dans leur ville, et jouent quatre morceaux de son répertoire au milieu de leur show. Leur hôte réalise avec surprise qu'il a devant lui 6.000 personnes, une assistance qu'il n'a jamais pu attirer malgré ses quinze albums. "Comme il s'était bien entendu avec tout le monde pendant ce week-end là", explique Mike, le chanteur de Sinsémilia, "on lui a proposé de venir avec nous dans le bus pour faire quinze concerts. Il a hésité un petit peu, parce qu'il se demandait si ça allait aussi bien fonctionner entre nous pendant deux semaines. Il a accepté, il est arrivé en rastaman et au bout de dix jours, il était au moins aussi taré que nous. Au début, il a été surpris de notre tendance à accélérer les tempos une fois qu'on était sur scène, mais il s'y est adapté. Au bout d'une ou deux dates, il était dans le même état d'esprit un peu délirant que nous, ça ne le dérangeait pas de faire des choses un peu plus originales que ce qu'il fait avec ses Jamaïcains."

Supposés être les garants d'une certaine tradition du son authentique de Kingston, les ingénieurs du son d'origine caribéenne qui résident en Grande-Bretagne et se sont fait une réputation en matière de reggae, ont été de plus en plus sollicités par les groupes français, connus ou non, au cours des dernières années. Le bricoleur Mad Professor a mis son excentricité au service de Massilia Sound System, alors que l'académique Derek Demondo était recruté par Mister Gang et Tonton David.

Paris/Londres/Marseille

A l'inverse, Frenchie, fils d'un ancien ministre de l'éducation nationale, a quitté Paris à 19 ans pour faire ses armes outre-Manche dans les studios londoniens. Depuis qu'il a créé son propre label en 1992, ce Français s'est lancé dans la production et a su obtenir la confiance d'un bon nombre de jeunes stars jamaïcaines telles que Beenie Man, Red Rat ou Mister Vegas. Ce qui a longtemps été à sens unique ne l'est plus. Pierpoljak et son batteur Horsemouth Wallace, incontournable dans les années 70, forment une paire redoutable tandis que les Wailers ont trouvé à Paris deux de leurs musiciens, sur les conseils de Tyrone Downie. Francophile dès sa jeunesse et vivant aujourd'hui à Montpellier, l'ancien clavier de Bob Marley tient un rôle de premier plan dans l'établissement de relations de plus en plus fortes entre son île natale et sa terre d'accueil où il tente de transmettre son savoir en intervenant dans de nombreux projets. Il retrouve parfois un autre exilé volontaire, Rod Taylor, devenu Marseillais d'adoption. Avant de s'expatrier pour suivre sa compagne, ce chanteur dont la notoriété n'avait jamais atteint le stade international n'imaginait pas découvrir en France un terreau aussi favorable pour sa musique. "Les Français savent que le reggae est un message, et ils essaient d'en adapter les principes jamaïcains", analyse-t-il. "Ils sentent que c'est une musique basée sur le battement du cœur. Les Jamaïcains ne sont pas les seuls à pouvoir le ressentir".

Bertrand Lavaine

Tournée des Skatalites : 9 octobre à Alençon, le 10 à Montluçon, le 11 à Nancy, le 12 à Paris (Bataclan), le 13 à Savigny le Temple, le 15 à Tours le 16/10/02 à Ramonville, le 17 à Istres, le 18 à Saint Etienne, le 19 à Mulhouse, le 28 à Bruxelles (Ancienne Belgique)