<i>L'Imprudence</i> de Bashung
L’objet est à la fois familier et dépaysant, séduisant et inconfortable. Peut-être est-ce le meilleur album français de l’année, peut-être même depuis plus longtemps encore.
Comme un acteur dans le décor
L’objet est à la fois familier et dépaysant, séduisant et inconfortable. Peut-être est-ce le meilleur album français de l’année, peut-être même depuis plus longtemps encore.
On ne peut qu’être ébahi devant l’ampleur, la sophistication, la ferveur émotionnelle de cet album : arrangements virtuoses, cordes magnifiques, basses puissantes, virages brutaux, accélérations surprenantes, dialectique unique d’étrangeté et d’harmonie… Le casting des collaborations, à l’écriture comme pour l’enregistrement, est éblouissant : Simon Edwards de Talk Talk, Jean Lamoot, Jean Fauque, Steve Nieve, Arto Lindsay, Mobile In Motion, Marc Ribot, Miossec...
L’Imprudence, meilleur que Fantaisie Militaire ? Certainement plus effarant, plus troublant, plus vigoureusement novateur, dépaysant, audacieux. Mais cette audace est aussi sérénité, puissance créatrice sûre d’elle, alliance singulière de simplicité (titres enregistrés en une prise, piano dénudé, parlé-chanté très intime) et de révolution. Et, çà et là, des pépites qui ne peuvent qu’éblouir : le vers "Arrêtez d’inonder la Somme" dans Noir de monde, le regard sur notre époque jeté dans Le Dimanche à Tchernobyl ou Dans la foulée (à propos de Marie-Jo Pérec) ou un poème de Robert Desnos (Jamais d’autre que toi). Des splendeurs, des rêves, des univers neufs : un disque historique.
RFI Musique : Fantaisie Militaire est sorti il y a quatre ans. Combien de temps avez-vous travaillé sur L’Imprudence ?
Alain Bashung : Un an, par étapes. Parfois, on s’arrêtait un mois, on enregistrait en plusieurs endroits, certains pour préparer le travail, d’autres pour faire jouer les gens. Je suis passé par la Belgique, j’ai terminé par Paris...
Cette durée est-elle indispensable ? Vous ne pourriez plus faire un disque en quinze jours de studio ?
J’espère que si. Mais c’est les mots... Si je sais comment raconter tout ce que je veux dire, je crois que je pourrais - au fond, je ne souhaite pas que ce soit si long, on peut se perdre. Dans l’absolu, je souhaite vraiment faire un disque en trois jours. Entre le dernier album et celui-ci, j’ai fait des enregistrements - reprendre une chanson de Jacques Brel, chanter avec Noir Désir - à chaque fois en une seule prise. C’était libérateur. Mais, là, tout ne venait pas en même temps. Parfois, je faisais un travail avec certains musiciens et je sentais qu’il fallait quelque chose de complémentaire, ou qui lui réponde. Il fallait que j’attende qu’il avance de son côté pour avancer dans le puzzle musical.
A quel moment estimez-vous qu’un album est fini ?
Là, il y avait beaucoup d’informations... Le disque s’est fait en essayant de développer des idées, de les faire cohabiter entre elles. Et, avec les machines, on peut stocker des tas d’idées. Les choix ne se font pas tout de suite, j’attends des signes extérieurs. J’ai senti que le disque était fini quand on a fait cette chanson dont j’ai senti qu’elle bouclait une boucle, L’Imprudence.
On avait enregistré beaucoup de choses, et on s’était accordé deux ou trois jours, avec les musiciens, pour jouer des morceaux live, histoire de voir ce qui pouvait se dégager de nouveau, puisqu’ils connaissaient déjà la plupart des morceaux. Et puis celui-là, L’Imprudence, est sorti du lot en une prise. Je ne l’ai pas retenu tout de suite parce que j’avais enregistré avec deux micros, dont un très vieux, qui venait de je ne sais où, avec vieux truc de la Luftwaffe avec un sigle nazi - un vraiment vieux micro. A la fin du morceau, il tombe en panne. J’ai pensé ne pas garder la prise puisqu’il y avait eu un accident. Mais, après coup, je me suis dit que l’album était peut-être terminé à ce moment-là. Et on l’a gardé : sur le disque, on entend le bzzz que fait le micro au moment de la panne.
Quelle était votre idée de départ ?
J’avais une exigence : je voulais utiliser la technologie, je ne voulais pas pas démontrer la technologie. Je ne voulais pas qu’on entende les machines mais les instruments, comme le piano. J’avais fait la connaissance d’un pianiste que j’aime depuis vingt ans, Steve Nieve, qui joue avec Elvis Costello. J’admirais vraiment ce mec parce qu’il a les qualités de quelqu’un qui a étudié à fond le classique en passant par le jazz ou des musiques de recherche. Et il a le toucher. Quand il joue une note, il joue de la musique, pas du piano. Or, il y a des signes du hasard : j’ai découvert un jour qu’il habite à Paris, qu’il a travaillé avec des musiciens français. Savoir qu’il peut jouer des choses retenues ou faire Jerry Lee Lewis, ça m’intéresse beaucoup. Je lui ai donné toutes les structures des chansons en lui disant qu’il pouvait être à l’aise, qu’il pouvait déborder. Et tout ce qui débordait, je l’ai gardé. C’était beau, ça continuait le propos.
Il y a eu d’autres musiciens, comme Marc Ribot, et je voulais qu’on les entende bien... J’ai demandé à plusieurs personnes d’écrire les cordes. Certaines n’allaient pas avec le propos, d’autres étaient parfaites parce qu’elles rajoutaient de la tragédie. Ces moments-là ne sont pas arrivés tout de suite, mais par étapes.
Et puis nous avons fait plein de trafics de son, mais des trafics naturels, pas des trafics d’ordinateur : mettre un micro dans l’eau d’une bassine, fabriquer des bruits, prendre le piano avec des perturbations, l’enregistrer de très près ou de très loin... Ça faisait parfois bizarre : le bassiste avait une chaîne autour du cou, une bassine aux pieds… On se serait cru avec Vincent Price dans la salle de torture d’un donjon.
Etes-vous très dirigiste en studio ?
Je suis plutôt un animateur, j’essaie de rendre les choses harmonieuses. Je ne bosse pas dans le conflit ou le rapport de force. Si je vois quelque chose comme ça, c’est immédiatement écarté. Il faut plutôt que tout se passe dans l’harmonie totale, même pour faire une chanson qui raconte le désespoir.
Plusieurs titres de cet album ne sont pas vraiment chantés, mais plutôt parlés, échappent au statut ordinaire de la chanson.
C’est dicté par ce que je raconte, ça vient assez naturellement. Par moments, les choses me paraissent trop importantes, je n’ai pas envie de les projeter à la tête de quelqu’un. J’ai plutôt envie de rentrer dans les fibres sensibles, mais pas par la force. Or, les mots français sont dangereux pour ça ; alors si en plus on fait des phrases... Et puis je joue avec la musique qui a été fabriquée, je veux que tout soit équilibré, qu’un élément ne l’emporte pas sur l’autre. Je me vois comme un acteur dans un décor.
Alain Bashung L’Imprudence (Barclay-Universal) 2002